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MC Solaar – Cinquième As: Bouddha M’Barali

À l’heure où tout est à portée de clic, peut-on écrire sur Cinquième As sans avoir jamais écouté un seul autre album de MC Solaar ? Doit-on, pour sortir quelque chose pertinent, tout mettre en perspective à l’aune de la disponibilité immédiate de la musique ou bien peut-on clamer son ignorance ? La version officielle de l’Histoire du Rap éjecte Solaar à partir de Paradisiaque voire dès Prose Combat pour faire de la suite de sa carrière une longue chute de l’ancien rappeur préféré de l’Éducation Nationale vers les tréfonds de la variété made in Les Enfoirés. En faisant quelques recherches en vue de ce papier, je n’ai pu que constater l’absence de matière concernant Cinquième As sur les Internets, que ce soit dans les archives disponibles ou dans les publications récentes. Pas d’interview de Solaar sur l’Abcdrduson, pas d’épisode de LaProd en compagnie de Black Rose Corporation. Pourtant, je ne peux pas être seul à avoir fait de Cinquième As un disque important et l’un des premiers albums de rap à m’avoir accompagné.

Où sont donc les gens qui ont kiffé, à sa sortie en 2001, ce disque certifié deux fois platine ? Si ça, c’est pas de la majorité silencieuse. “Solaar Pleure” est resté trois mois dans le Top 10 des singles à une époque où on n’était pas disque d’or grâce au stream, “La la la” est passé en boucle sur NRJ entre Manu Chao et Louise Attaque (drôle d’époque), ce qui fait d’eux les titres les plus difficiles à réécouter sur Cinquième As aujourd’hui. Comme la première moitié du Nevermind de Nirvana, les singles du cinquième album de Solaar font partie de ces chansons qu’on connaît par cœur sans consentement. Cinquième As a été une véritable tornade commerciale au début des années 2000, avec le temps qui passe comme grand thème (mais y a-t-il d’autre vrai sujet ?). “Lève-toi et rap” est une capsule temporelle qui, loin de figer dans la stase nostalgique, réactive les excitations juvéniles de Solaar pour les transmettre aux nouvelles générations. Cela dit, la chanson a beau citer “le temps du Globo” ou la boutique “Ticaret” de Dan, elle illustre en creux la position de l’auteur de “Bouge de Là” au début des années 2000. Comme Bob Marley, Solaar incarne, aux yeux d’un certain public, un genre musical tout entier ou du moins sa version acceptable (le rap francophone pour Solaar, le reggae jamaïcain pour Marley). En même temps, son parcours artistique est alors totalement détaché des évolutions du genre musical en question sur lequel il n’exerce plus la moindre influence, et vice-versa. Il s’épanouit dans une dimension parallèle tournée vers des succès commerciaux qui ne doivent plus grand-chose à l’environnement qui l’a vu naître. En 2001, Solaar n’est clairement plus dans le rap game.

https://www.youtube.com/watch?v=9XeVOLvNPqI

Cinquième As part dès lors dans toutes les directions sauf celles du hip hop tradi et c’est ce qui le rend hautement réécoutable aujourd’hui. Le travail de Black Rose Corporation s’inscrit dans le design sonore en vogue en ce début de millénaire, entre prods mélodieuses et bruitages discrets mais toujours signifiants qui rapprochent certains passages de films sonores au service de la narration fourmillant de détails. En cela, Cinquième As est bien daté comme un vestige des possibilité nouvellement offertes par le tout-numérique dans les studios, mais est-ce une tare que d’être ancré dans une époque donnée ? Les guitares surcompressées de “Solaar Pleure” couinent dans une tentative de s’approprier la chanson emo rock française (Saez faisait des tubes en ce temps-là) avant les coulées de son en fusion du déchaînement final. “Baby Love” passe de cadences frénétiques gentiment drum & bass aux extases autotunées comme si le nouveau millénaire s’annonçait radieux – on y revient plus bas. En s’éloignant de la planète rap, Solaar est quant à lui devenu un meilleur chanteur, même si pas au sens d’un Elvis ou d’une Beth Gibbons. L’excitation de son flow est totalement contagieuse sur “L’homme qui voulait trois milliards” à l’image du MC en pleine possession de ses pouvoirs, assez pour se permettre de citer Eminem l’air de rien au détour d’un couplet. Les rimes de Solaar et leurs jeux de mots sont souvent un peu risibles sur le papier, c’est la vélocité de l’interprétation qui fait tout. Premier rappeur technique en France à son arrivée à la fin des années 80, MC Solaar pose sur les instrus et pas seulement sur le beat pour des egotrips exaltés et exaltants (“Ce que les gens veulent”). Les cuivrent jouent ce thème qui monte et qui monte, sans jamais devoir redescendre, la musique d’un péplum où le MC s’affronte lui-même (“Le cinquième as”). Sans vraiment opérer un abâtardissement de sa musique déjà bien installée dans les foyers français, Solaar et son équipe poursuivent leur croisade et contribuent à faire du rap la nouvelle pop, ce qui deviendra réalité au mitan des années 2010 sans que personne (à ma connaissance) ne les cite. Peut-être, encore une fois, parce que Claude M’Barali s’était alors retiré du monde du rap depuis trop longtemps.

Pas encore emmuré dans sa pyramide d’ivoire, MC Solaar produit en 2001 de vrais tubes pop inondant les ondes comme “La la la”, une comptine enfantine pleine d’onomatopées. “RMI” est aussi omniprésent en radio mais l’ambiance a changé. A de nombreuses reprises sur l’album, difficile de reconnaître Solaar comme le tenant d’un “rap cool”, à plus forte raison sur les singles “Solaar Pleure” et “RMI”. En ce début de millénaire, le rappeur ne dit pas autre chose que NTM quelques années auparavant : “à l’aube de l’an 2000, pour les jeunes c’est plus l’même deal“. Mais si le duo de Seine-Saint-Denis rappe d’un ton las pas encore résigné, Solaar hurle, pris de panique :

Ce millénaire est monétaire, le peuple est impopulaire

A croire le Veau d’or a une promo à l’échelle planétaire

Cinquième As s’ouvre et se clôt sur un “Fuck la Terre” comme un sample de réincarnation mal bouclé et voilà le Bouddha M’Barali hurlant, prisonnier d’une métensomatose moisie, saturant son petit espace de références religieuses balancées en désespoir de cause. Il n’y a en vérité pas d’amour dans cet album, et s’il pointe le bout de son nez il termine sous les balles (“La belle et le bad boy”) ou se révèle fiction (“Hasta la vista”). Fuck la Terre est le mantra dépité d’un disque au succès paradoxal vu la misanthropie limpide qui l’éclaire. Le traitement de la voix de Solaar la teinte d’un éclat gris métallisé à chaque fois qu’il chante son obsession millénariste en déplorant presque que le monde ne se soit pas effondré. Black Jack l’épaule de sa voix exténuée un peu menaçante comme un prophète du Jugement Dernier prononçant lui aussi le “Fuck la Terre” initial et final. Et ce n’est pas le morceau caché “Samedi soir (sur un banc)” qui change quoique ce soit vu le constat d’abandon de toutes parts qu’il dresse sur fond de xylophone claudiquant.

De là, il est presque surprenant que Cinquième As ait été un tel carton vu le défaitisme dont il fait régulièrement preuve jusque dans ses tubes radio. A bien y regarder pourtant, Cinquième As est parfaitement de son époque. A l’échelle du rap français dont il a l’air si retranché, il se situe dans une tendance à l’intersection de la dévotion d’Ali et du pessimisme de Booba. Mauvais Oeil de Lunatic a éteint la lumière sur le rap français l’année précédente et Solaar mène son dernier combat dans cette morne époque avant de se retirer définitivement du rap.