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The Cranberries – Stars 1992-2002 : adolescence consensuelle

Cinquante millions d’albums vendus font-ils de vous un groupe consensuel ? Le mainstream, courant dominant de l’industrie musicale, est-il notre pax romana ? C’est ce qu’on pourrait penser face au concert d’hommages presqu’unanimes à la mort de Dolores O’Riordan en 2018, louanges qui se sont étendues à l’œuvre du groupe où elle chantait dans les nineties : The Cranberries, sans doute l’une des dernières formations à avoir vendu autant de compact discs (comme on disait au siècle dernier). Et quoi de mieux qu’un best-of pour preuve irréfutable de cette popularité ? Sauf que. D’une part, une portion des tubes en question est difficilement écoutable aujourd’hui, maintenant que les fausses guitares pop-grunge en fer-blanc ont déserté les charts. D’autre part, on fait plus consensuel que le traditionalisme catholique réactionnaire de Dolores O’Riordan. Et pourtant, leur musique un peu ringarde jouée par des gens avec qui je n’aimerais sans doute pas boire un verre s’avère encore émouvante à mes oreilles élimées, comme un plaisir coupable régulièrement ressenti.  

De leur formation à Limerick en Irlande au début des années 1990 jusqu’à leur dissolution à la mort d’O’Riordan, les Cranberries ont navigué, comme un peu tous les gens pieux qui se sont lancés dans le rock ‘n roll, entre dévotion extatique à leur catholicisme (agrémentées de positionnements réactionnaires quant à l’avortement et à la peine de mort par exemple) et allégeance au cirque entourant leur métier (avec comportements de divas en tous genres). Après tout, les Cranberries ne sont-iels pas le plus célèbre des groupes de rock chrétien de tous les temps, exception faite de Rush ? A ce titre, leur hymne anti-drogues “Salvation” résonne avec d’autant plus d’ironie morbide quand on sait que Dolores O’Riordan est morte par noyade sous l’emprise de l’alcool.

Quant à leur musique, pour un groupe de pop affilié à l’alternative rock, la saturation leur va si mal. Peut-être parce qu’ils s’obstinent à utiliser leurs guitares comme des truelles tout juste bonnes à (mal) étaler du mortier? Quand ils prétendent écraser un stade entier par la puissance de leurs guitares de vrais rockeurs, tout n’est que lourdeur et ça n’est PAS un compliment. Si “Zombie” correspond à l’idée que vous vous faites des Cranberries, et c’est bien possible vu les multi-platines qui sertissent ce single, difficile de vous en vouloir de détester sa pesanteur vaseuse et prétentieuse. En réalité, les Cranberries donnent souvent l’impression d’un groupe de pop toute en simplicité (“Linger”) pris au piège du succès de son titre le plus lourdingue “Zombie”. Il se serait ensuite conformé aux attentes alt-rock du moment en musclant et en alourdissant le son sans vraiment avoir les épaules pour ça. A défaut de pouvoir “rocker” correctement, les Cranberries savent faire une pop exquise quand ils consentent aux orchestrations de cordes par-dessus leurs gentilles guitares acoustiques. Sans doute n’est-ce pas surprenant de la part d’un groupe qui confesse sa dette envers les Smiths. Malgré tous ses efforts sporadiquement déployés, Morrissey n’a jamais été un chanteur de rock ‘n roll au sens conventionnel du terme et c’est tant mieux puisqu’il a ainsi autorisé les suivant·e·s à poursuivre ses envolées d’émotions inarticulées et ses yodels (“Dreams”).

Les Cranberries, de même, ne sont jamais meilleurs que quand ils abordent avec une certaine délicatesse les affres de l’adolescence, misant sur un axe basse-batterie plutôt que leurs guitares. Pour cette fraction des tubes du groupe de Limerick, pas besoin de digger dans les huit albums puisque certaines de ses chansons les plus célèbres et logiquement présentes sur un best-of font étalage de son savoir-faire en la matière. “Just My Imagination” en premier lieu vaut la (re)découverte loin du matraquage commercial maintenant que la chanson est sortie des playlists radio et plateformes. Quand le groupe presse le tempo, il rejoint les mignonneries shoegaze comme avec “I Can’t Be With You”. Passées les différentes (mais plus qu’agréables) scies musicales de ce groupe qui a vraiment vendu beaucoup, il y a aussi des chansons qui se révèlent. “Daffodil’s Lament” instaure un inhabituel climat lugubre traversé par le sifflement du vent à travers la fenêtre d’une chambre d’adolescent·e perdue dans la lande jusqu’à ce qu’une éclaircie finisse par percer ce brouillard.

Si néanmoins vous vous sentez l’âme exploratrice, il y a de jolies choses à exhumer dans certains albums comme cette ballade printanière “Sorry Son” pour filer à vélo sous une fine pluie lysergique. Il y a aussi “Liar” qui traîne sur la bande-originale d’Empire Records, parfaitement à sa place dans un film marketé au rang de “film culte instantané” explorant les turpitudes existentialo-sentimentales des jeunes adultes de la Génération X. Pas sûr que la revoyure soit nécessaire à moins que, comme moi, vous aimiez voir Jack Malone de FBI : Portés disparus sapé comme le chanteur de Creed à Woodstock 1999 en train de se déchaîner sur sa batterie pour évacuer ses frustrations.

Ce que j’aime chez les Cranberries, même sur un mode non honteux, c’est ce qui est le plus ridicule chez eux, leur tentative (réussie) de nous vendre leur adolescence pré-fabriquée toute en vulnérabilité “emo” sincère mais racoleuse. C’est certes le cas de la pop dans son ensemble mais le groupe irlandais est sans doute (au moins en partie) victime du temps qui a passé et a démodé leur célébration un peu cheesy de l’adolescence selon des codes éculés so nineties dont le visuel de ce best-of Stars fait assurément partie. Il n’y a d’ailleurs pas grand-monde pour se réclamer de leur héritage ces jours-ci. A la recherche des traces laissées par les Cranberries aujourd’hui, on finirait par tomber les vocalises à gorge déployée et toujours sur le fil de la justesse de Stefanie Mannaerts, chanteuse et batteuse du groupe post-hardcore belge Brutus. Une formation qui revendique fièrement, tiens tiens, l’étiquette “emo” et son goût pour les Cranberries.

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