Où étiez-vous entre octobre 2014 et février 2016 ? Si vous avez fait comme moi, vous regardiez peut-être le rap US de loin en vous contentant des albums blockbusters trop longs. Ceci étant dit, même à cette distance il était difficile d’ignorer le run d’anthologie accompli par Future durant ce (finalement) court laps de temps. Mettant un point de (dés)honneur à incarner la pire version de lui-même, le rappeur d’Atlanta à la carrière alors déjà bien entamée a assis son statut de superstar du rap et s’est depuis maintenu au premier plan. En 2024, soit près de dix ans après sa mixtape Monster, il fait encore les gros titres de la presse spécialisée grâce au couplet de Kendrick Lamar sur “Like That” donnant le coup d’envoi du beef entre lui et Drake. D’ailleurs il n’y a qu’à regarder la vidéo de “Purple Reign” pour apercevoir ce même Drake dans un coin de la scène qu’il partage alors avec Future et mesurer le chemin parcouru (on y croise aussi Ozzy Osbourne, pour ce que ça vaut).
L’histoire est connue : avant 2014 Future est un hitmaker de l’ombre en passe de devenir une star, plaçant des tubes chez Beyoncé ou Lil Wayne ainsi que pour sa fiancée d’alors, la chanteuse Ciara. Leur très publique rupture faisant suite aux infidélités de Future donne naissance à non pas un mais quatre albums de rupture qui sont assurément ce que le rappeur a fait de mieux. Musicalement tout du moins, parce qu’humainement on touche le fond. Opérant un renversement de responsabilité, c’est celui qui a trompé qui devient celui qui souffre et crie sa peine dans le mégaphone que lui tend l’industrie musicale. Si Future ne fait pas de mystère du caractère lamentable de ses comportements, il en fait déjà son fonds de commerce qui reste inchangé jusqu’à aujourd’hui. En cela, la musique de Future descend d’une longue lignée de mecs (de Houellebecq à Hank Moody) qui veulent le beurre et l’argent du beurre en se comportant comme des connards pour ensuite demander à leur entourage et à leur public de les prendre en pitié. Je serais bien malhonnête à mon tour si je ne précisais pas que non seulement ces œuvres m’ont nourri et construit mais, au surplus, c’est justement ce caractère dégueulasse qui fait pour moi une bonne part de leur intérêt. Cette misogynie réhaussée d’auto-apitoiement, celle que Karen met devant les yeux de Hank dans la première saison de Californication, je crains de ne la connaître que trop bien. Même si j’espère la maintenir désormais suffisamment à distance, je vois encore à quoi ressemble la pente incel savonnée par ces œuvres.
Au cours de son apogée entre 2014 et 2016, Future propose plusieurs variations sur son affliction en passant de la rage bouillonnante de Monster à la tristesse glacée de 56 Nights après un détour par le mépris aristocratique de Beast Mode. Il synthétise ces trois mondes sur son magnum opus DS2 en 2015 et n’ira jamais vraiment plus haut, même si des fulgurances jaillissent encore comme ce “Purple Reign” en 2016. Le lien explicite ave sa biographie, en plus d’être un argument de vente, agit comme un sceau garantissant l’authenticité de ses albums de rupture (une constante dans la pop comme détaillé ici). Comme le raconte la confrontation des deux magiciens dans Le Prestige de Christopher Nolan, même au sein d’une industrie du divertissement, les artistes doivent un jour se salir les mains en mettant en jeu une part de leur existence, quitte à la sacrifier au nom de l’art pour réussir leur performance.
Même s’il demeure un faiseur de tubes pour s’ambiancer, la période 2014 – 2016 brille par la présence de plusieurs titres à l’allure solennelle où Future donne à son calvaire des dimensions athéniennes (“Codeine Crazy”, “March Madness”, “Blood on the Money” et donc “Purple Reign”) et ce type de chansons disparaît de sa discographie dès 2017. D’une part, la street cred romantique certifiée par les intrications entre la musique du rappeur et sa biographie ne pouvait durer qu’un temps avant de virer à la caricature. D’autre part, 2017 est l’année où son ingé-son et producteur vocal Seth Firkins décède. Acteur important de la trap d’Atlanta, Firkins agit comme Teo Macero avec Miles Davis, il sculpte le timbre de voix en utilisant le studio comme une table de montage de cinéma pour découper et mettre en forme les borborygmes éructés par la trachée goudronnée de la star du rap. Il est pour beaucoup dans la réinvention du rappeur et avec lui disparaît un pan, mon préféré, de la musique de Future.
Sur “Purple Reign”, celui qui s’assimile lui-même à Pluton poursuit son odyssée en faisant des allers-retours entre l’espace et les tréfonds de son être, dans une certaine tradition psychédélique (mot désignant, d’un point de vue étymologique, une manifestation du psychisme). Sur le plan sonore d’abord, le producteur Metro Boomin prolonge la trap jusqu’à raccrocher les wagons avec une instrumentation classique (pour ne pas dire cliché) du psychédélisme sixties. Au top de la modernité dans les années 60 car permises par les avancées de la technologie d’alors, les bandes inversées recréées ici sur ordinateur par Metro Boomin conservent leur pouvoir ensorceleur dès lors qu’elles sont mises au service de la modernité de la trap sous Auto-Tune de Future. Son chant s’élève du fond du puits humide et crasseux où il s’est jeté, reproduisant avec ses gémissements l’altération codéinée de sa conscience. Thématiquement, les paroles de sa complainte résonnent en écho à “Jusqu’au Dernier Gramme” de PNL en personnifiant sa lean comme son être aimé à jamais perdu. Ici comme souvent dans son œuvre, le rappeur (re)joue le conflit entre les aspirations à l’élévation spirituelle et les possibilités matérielles offertes par la célébrité de l’âge moderne, entre la volonté de combler ses désirs et la certitude que son âme brûlera en Enfer pour cette même raison. Cette lutte est parfaitement mise en scène dans le clip de “Forever Eva” (encore un morceau en forme de conclusion épique, cette fois pour la mixtape Beast Mode) qui place les Chevrolet Coupés de Future sous le regard sévères des anges qui toisent ses excès depuis les vitraux d’une église ou les hauteurs d’un cimetière.
Dans la foulée de Lil Wayne et au même titre que Young Thug (la folie expérimentale en moins) ou Chance the Rapper, Future a contribué entre 2014 et 2016 à flouter la frontière entre albums commerciaux et mixtapes gratuites, donnant le meilleur (musicalement) et le pire (humainement) de lui-même sur tous les formats. Le fait de sortir ses mixtapes via son propre label Freebandz ainsi que la prise en compte du streaming dans les chiffres de vente durant cette période (et son hégémonie grandissante comme mode de consommation de la musique) ont sans doute convaincu la major Epic Records de lui allouer les moyens de ses ambitions et de le laisser sortir un flux ininterrompu de musique. Depuis lors, Future est devenu plus routinier, revenu dans les rangs de faiseurs de tubes mais cette fois selon ses propres termes.