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Bruit Noir – IV/III: il passera (pas) l’hiver

L’un des meilleurs disques de 2024 est sorti en 2023. Si les anglo-saxons ont le dernier album de High Vis, Guided Tour, pour saisir l’époque dans une collection de chansons, les francophones ont Bruit Noir, pauvres de nous. Au bout du tunnel pas de lumière mais un rire froid et douloureux, comme si la distance sarcastique permettait de plonger plus profondément dans le monde.

Même si chez Mendelson (l’autre groupe de Pascal Bouaziz et Jean-Michel Pirès) c’était déjà pas la joie, le suicide de cette première formation avec Le Dernier Album a bizarrement apporté un peu d’air dans la musique de Bruit Noir. Le but reste le même : dire le pire, tout oser et tout tenter, de toute façon, avec cent ans à eux deux au compteur, il n’est sans doute plus temps pour les deux membres de Bruit Noir de s’embarrasser des formes ou du fond. Même si la réjouissante et déprimante râlerie de vieux connard demeure leur fonds de commerce et que leur musique risque sans cesse de tourner à la posture, Bruit Noir réussit à faire encore mieux qu’avant avec son quatrième album. Ce qui les sauve sans doute ce sont les éclats de tendresse qui percent aux endroits les plus inattendus comme par exemple quand ils compilent sur leur page Facebook un petit panthéon musical des années 90, de Missy Elliott à Codeine en passant évidemment par Mendelson. Pour ce qui est du disque, vu la forme de flux de haine et de dégoût sans filtre que prennent les texte de Bouaziz, Bruit Noir est toujours sur le fil, à deux doigts de devenir sa propre caricature (“Animaux”). Alors d’une manière un peu biaisée, c’est l’acuité de ces observations sans pitié qui n’épargnent personne (surtout pas soi-même) qui me paraît dessiner l’attention pas si désespérée que ça que Bruit Noir porte au monde qui l’entoure.

A force de s’arc-bouter sur la drum machinique du “Nighclubbing” d’Iggy Pop, l’album précédent finissait pas ressembler à un bloc de granit si hermétique qu’il tournait un peu à vide. Si II/III était un mausolée, IV/III a des airs de cimetière fleuri. On parle beaucoup des textes de Bouaziz mais il faut aussi s’arrêter sur le travail de Pirès et les pièces d’orfèvrerie que sont ces treize (plus si) nouvelles chansons. Moins claustro, la production de IV/III ouvre des trouées mélodiques bienvenues même si c’est pour mieux nous mettre une claque dans la nuque par la suite. “Artistes”, avec son motif de guitare irrésistible estampillé “indie rock eighties ligne claire”, ressemble à un cadeau empoisonné déposé sur le palier des vieux qui s’habillent tout en noir pour cacher leur bide à bière, par ailleurs agonisés d’insultes un peu plus tôt sur “Coup d’état”. Il a été prévu quelque chose pour chacun afin que nul ne puisse s’échapper. Cela dit, il faut vraiment être aussi vieux que Bouaziz et Pirès pour faire aussi bien sans que le travail se voie. A son corps défendant ( ?), IV/III est bien un recueil de chansons identifiables à la première écoute. Ici ou là pointent les regrets voire les envies pour un futur (“Communiste”) et j’ai la faiblesse de croire qu’il faut sacrément aimer le monde pour vouloir qu’il change. Même si les gens de Bruit Noir diront sans doute que la seule chose qui devrait changer c’est le nombre de personnes qui achètent leurs disques et leurs places de concerts.

En même temps, comme disait Gérard Baste au moment de tirer le bilan du rap qu’on disait “alternatif” : “y a un moment faut pas rêver non plus, on a le public qu’on mérite !” Je ne sais pas qui compose le public de Bruit Noir et je ne peux que supposer qu’il est attiré par des chansons qui chient sur tout le monde pour ensuite pleurer des larmes de crocodile sur leur propre insuccès. Il n’empêche que toute cette amertume aurait pu les dégoûter au point de lâcher l’affaire, pourtant ils tiennent la rampe et restent peut-être les gens qui me font le plus rire en musique. Un rire sans doute pas très communicatif, un rire un peu solitaire, mais un rire franc tout de même. Non seulement l’époque mais la saison elle-même est propice à maugréer dans son coin en se sentant plus malin et plus désespéré que les autres. On n’a pas toujours envie d’échappatoire, juste d’un peu de compagnie et la musique de Bruit Noir est une des rares me paraissant à même d’aménager des interstices dans un horizon hivernal obstrué. De quoi ouvrir des brèches pour laisser passer une lumière, si noire soit-elle, pour tenir jusqu’à la saison prochaine.