En 2023 dans la foulée du succès massif de Turnstile avec Glow On, Alex se demande sur Goûte Mes Disques qui pourrait être le prochain groupe crossover, au sens d’une formation qui parviendrait à toucher un large public bien au-delà de l’auditoire du punk hardcore. Depuis lors, aucune des formations alors listées n’a éclaté le plafond de verre mais le site continue un travail de veille musicale exceptionnelle. Merci donc à eux·elles pour avoir tendu l’oreille vers Scowl dès les premières poussées du groupe vers le rock alternatif 90’s avec l’EP Psychic Dance Routine.
A l’occasion de leur deuxième album Are We All Angels, Scowl quitte Flatspot Records (caution punk inattaquable, “1000% hardcore since 2004“, selon les propres mots du label qui sortait un titre de Turnstile sur une compilation en 2012) et devient le premier groupe de hardcore signé chez Dead Oceans, un label à l’identité davantage marquée du côté de l’indie rock. Pour enfoncer le clou aux yeux des puristes, le groupe fait appel à Will Yip, un producteur ayant autant travaillé avec La Dispute qu’avec Keane. L’histoire se répète alors comme une copie d’une copie d’une copie de toutes ces fois où un groupe censément attaché à un style musical identifié comme anti-establishment se voit accusé de trahir son identité et, ce faisant, son public initial. Les passages hurlés sont relégués à l’arrière-plan des chansons d’Are We All Angels comme pour donner des gages de loin à la communauté hardcore, leur envoyer quelques signes de reconnaissance depuis le jet privé qui décolle direction le succès mainstream (projeté ?) auquel la prééminence du chant clair de Kat Moss leur permettrait de prétendre. L’élargissement souhaité de l’audience de Scowl amènera-t-il un nouveau public vers des sonorités hardcore ? Le groupe de Santa Cruz partage en tout cas la scène avec Deftones, Korn, Turnstile (tiens tiens) et a joué à Coachella dès 2023. Les lyrics ne font d’ailleurs pas de mystère de la gloire revendiquée (“make no mistake, I ain’t lacking in ambition” sur “B.A.B.E.”) et sonnent parfois comme des messages d’adieu adressés à cette fameuse communauté hardcore. La polarisation des réponses aux évolutions de Scowl est en partie intensifiée par les canaux de communication algorithmés et n’échappe pas à une certaine misogynie quand Kat Moss se voit accusée d’être un “industry plant” (“pur produit d’une stratégie marketing“), une sorte d’’équivalent 2025 de l’anathème “sellout” des nineties mais cette fois uniquement destiné aux femmes.
Musicalement, Scowl ramène de la décennie citée plus haut une certaine vibe teen movie avec son stadium punk. Dès les premières mesures de “Special”, la batterie de Cole Gilbert se place aux avant-postes du mix en mode Travis Barker pour bastonner des rythmes aussi massifs que compressés par la production très propre de Will Yip. Scowl est parfaitement dans et de son époque placée sous le signe du revival fin 1990/début 2000 et le chant dépassionné de Kat Moss constitue un parfait succédané à destination des nostalgiques d’Avril Lavigne. Ce que la musique de Scowl perd en intensité viscérale, elle le gagne en lourdeur quand elle va du côté sludge pop (un oxymore, certes) où la voix un peu plate donne des accents liturgiques aux psalmodies de la bien-nommée “Haunted”. Difficile donc de blâmer ces évolutions stylistiques. Les dimensions exiguës du hardcore tant sur le plan musical que sur celui de ses finalités aux yeux d’un certain public (des rythmes de polka sous stéroïdes pour slammer en concert) semblent condamner ses acteurs à vouloir s’en échapper la plupart du temps. Même Black Flag a fui le genre après l’avoir inventé et presqu’immédiatement codifié.
Sauf que, pour en revenir à l’introduction de ce papier, l’histoire a des airs de répétition infernale quand Turnstile devient en 2021 le groupe de hardcore le plus populaire de tous les temps au moment précis où il cesse justement de jouer du hardcore. Au-delà du cas particulier du punk hardcore, on se retrouve avec la désagréable sensation d’un mouvement qui, non seulement va toujours dans le même sens depuis les marges vers le mainstream, mais surtout fait inlassablement appel aux mêmes ressorts. Le trick consiste à chaque fois pour un groupe qui joue une musique qualifiée de “dure” à travailler à la rendre plus classiquement mélodieuse tout en la complexifiant sur le plan harmonique et ainsi espérer toucher un plus large public. Si l’on ne peut souhaiter à aucun·e musicien·ne de faire du surplace sans le désirer, est-ce qu’un autre scénario pourrait tout de même exister en dehors de cette trajectoire devenue clichée ? Ou bien faut-il aller voir du côté de groupes qui estiment, avec leur(s) public(s), ne pas mettre d’eau dans leur vin ? La quantité d’eau en question dépendant sans aucun doute des frontières sans cesse renégociées du mainstream qui intègre, à l’heure actuelle où triomphent commercialement les musiques rap, des formes radicales desdites musiques qui n’y auraient pas trouvé place à une époque pas si lointaine. Scowl est peut-être pour la dernière fois au bon endroit, soit le point d’équilibre précaire sa musique exhale encore suffisamment de relents crades pour ne pas dissoudre complètement ses spécificités. Considérant peut-être le hardcore comme un système de valeurs plutôt que comme un genre musical, le groupe met un point d’honneur, comme Turnstile d’ailleurs, à brasser au-delà d’un public habituellement constitué de jeunes hommes blancs hétéros. D’une certaine manière, le groupe contribue à rendre le genre plus hospitalier en élargissant son périmètre musical (ce n’est pas le hook sucré de “Suffer the Fool (How High Are You)” qui dira le contraire) et en travaillant la porosité de ses parois (eu égard aux préoccupations autour de qui est présent·e dans son public et ses acteur·ices).
Le mot de la fin sera pour Dennis Lyxzén qui, en tant que chanteur de Refused et artisan de The Shape of Punk to Come, a mangé sa volée de bois vert de la part de la communauté hardcore en son temps. Dans un épisode de ses Dennis Deep Cuts, il a quelques mots pour le Guided Tour de High Vis, un autre groupe issu du giron hardcore d’ailleurs citée dans l’article de Goûte Mes Disques, qui résonnent parfaitement à propos de Scowl : “it doesn’t sound like hardcore (…) and doesn’t really matter because the power of what they’re doing, it just feels like a hardcore band“.
