C’est un soir de novembre 2011 et Tony Truant vient de sortir un scopitone pour son meilleur titre à ce jour. « Parce que j’viens de la campagne tu crois que c’est facile de m’baiser », tout ce qui fait du bien à entendre. Avec David Vallet de Scopitone is not dead c’est vite fait bien fait : une bonne idée un peu marrante, une caméra, quelques figurant·es et c’est parti pour enregistrer une vidéo. Tony Truant en a aujourd’hui une dizaine à son actif, il faut dire que ça fait longtemps qu’il est dans le coin.
Au début des années 80 il est à Rouen, d’abord avec les Snipers puis avec Gilles Tandy (le meilleur chanteur des environs) dans les bien nommées Gloires Locales. Tony Truant traîne dans la ville pour voir son groupe préféré les Dogs qu’il rejoint en 1982. Il intègre le groupe de ses rêves, il vit de ça et il révèle les Dogs à eux-mêmes puisqu’à partir de son arrivée ils enregistrent leur grand-œuvre : Too Much Class for the Neighbourhood, Legendary Lovers et Shout. En plus de la rythmique nerveuse, Truant assure l’écriture des titres en français et tout va bien jusqu’aux rituelles divergences artistiques qui l’éloignent du groupe pour se lancer en solo. Comme un Keith Richards (bientôt) sétois, il est rétif à l’air du temps sans se contenter d’être passéiste.
La seule occasion de fricoter avec la scène du rock alternatif français 80’s lui offre un mini succès pour “Le Taxidermiste” sur la compilation Mon Grand Frère est un Rockeur menée par François Hadji-Lazaro. A partir de là il trace modestement une route régulière, seul et à plusieurs. Il enregistre Your Room Is Ready Sir en 1989 avec les Dogs et les Wampas réunis en un Million Bolivar Quartet. La meilleure option de Truant pour jouer du rock ‘n roll en français ce sera toujours de faire beaucoup de boucan et un disque plus calme comme Mélange en 2011 ne sera pas ce qu’il a fait de mieux. Les paresseux·ses citent les textes de Dutronc/Lanzmann pendant que Tony Truant parle d’Alphonse Allais et de Rabelais. C’est pas vraiment de l’ironie, plutôt un ton narquois qui veille à rester toujours à fond dans ce qu’il fait. Les bases sont classiques et bien là : rock ‘n roll fifties, garage et punk. Sur ce terreau, il compose son propre truc qu’il nommera Booga Wooga.
Là où il passe les maisons de disques trépassent. Une sortie d’album et c’est la faillite assurée : Tony Truant et Dignes Dindons pour Pupille Mon Œil (New Rose – 1994), Tony Truant et son Négligé sur Radio Château Rouge (Disc’Az – 1996), Tony Truant et ses Deux Solutions avec Ovomaltine, Benzédrine & Vengeance (Next Music – 2003). Ça l’enjoint à la distance vis-à-vis de l’industrie pour sortir des trucs quand il le peut, parfois sur son propre label des Disques Poussinet. Au moins il est régulier dans sa production et en bon autonome il crée un peu partout des cellules locales de son groupe Les Deux Solutions : Les Solutions parisiennes, Les Solutions du Sud Profond, etc. Il ne manquerait plus qu’un peigne-cul de maison de disques vienne exiger du rendement. Pour le plaisir, le rock ‘n roll et les factures il est à son poste de guitariste chez les Wampas depuis 1999.
Il n’y a pas de génération spontanée, et encore moins en France, alors il ne reste qu’à remettre inlassablement son ouvrage sur le métier. Il n’y a que comme ça qu’on évite de jouer du rock de papas alors qu’on a passé la barre des 50 ans et qu’on persiste à dépoussiérer des gammes de blues. Le fameux gumbo naît des associations multiples avec les différentes Solutions, avec les Fleshtones pour Allô Brooklyn, Ici Montmartre en 2005, avec le Lil’ Band o’ Gold sur With Pleasure en 2016 (une sorte de Wrecking Crew de Louisiane, que des pointures dans leur genre) et aujourd’hui avec Ménage à Trois (en compagnie de Keith Streng et de Christophe Dubois). La longévité amène avec elle un savoir-faire pour le swing et une sophistication discrète. Tony Truant n’est pas à la mode mais il est toujours là. Il ressort des méthodes antiques pour mettre à jour le rock ‘n roll en français, du genre à adapter des classiques anglophones comme le premier yé-yé venu : “Un Jeune Homme Bien” (The Kinks), “Si Tu Dois Partir” (Bob Dylan) ou “Esprits de Suspicion” (Elvis Presley).
Pour sûr, on a connu plus glamour qu’une musique frustre jouée par un vieux à la voix aussi rugueuse que du gravier. Ici zéro sneakers et pas de hoodies mais des vestes trois boutons, des chapeaux et les accents élégants des chœurs des Fleshtones en français. Le temps passe, les gens meurent et les disques restent, et même s’iels s’en moquent joyeusement Tony Truant et ses ami·es ne rajeunissent pas. Il paraît que c’est quand on cesse de chercher qu’on finit par trouver. La voie de Tony Truant nargue le succès depuis si longtemps qu’il pourrait bien arriver.