Catégories
Chanson Musique

Lunatic – “Civilisé” : Tout simplement sombre

En vrai j’ai beaucoup hésité avant de titrer cet article. C’est devenu une sorte de cliché (quoique) mais pourquoi ajouter des mots aux mots quand on passe après Booba ? Surtout le Booba de cette époque précédant le quasi double album composé de Mauvais Œil avec Lunatic et de Temps Mort en solo. C’est une époque où Ali et Booba ont la dalle puisqu’ils n’ont pas pu capitaliser sur l’attente générée par les freestyles sur Générations et les rimes disséminées au gré de compilations et de featurings, la faute aux “aléas de la vie”. Alors quand ils reviennent en 1999 c’est avec un maxi vinyle, un format quelque peu anachronique (du vinyle à l’âge d’or du street CD) qui sonne comme un serment d’allégeance à l’underground et comme un défi aux DJ en leur annonçant une nouvelle fournée de phases à scratcher pour l’éternité.

Brice Miclet a un jour écrit que Lunatic avait éteint la lumière sur le rap français et difficile de lui donner tort à la réécoute de “Civilisé” qui déploie une ouverture solennelle assurée par un motif de cordes samplé chez Debussy par Cris Prolific (“Les Parfums de la nuit” si vous voulez tout savoir). Je me dis d’ailleurs parfois que ce caractère sentencieux qui marque une partie du rap de la deuxième moitié des années 90 a un peu disparu quand le sampling devenu hors de prix a laissé place au tout-synthétique dans la composition des prods. Sur un ton cérémonieux, Ali multiplie les images religieuses dans un syncrétisme historique et géographique.

Écriture sacrée comme le Gange et ses crues

Ici-bas, je connais rien de l’avenir vu que j’ai pas la prophétie délivrée à la tribu de Lévi

On est ici loin de l’acuité d’un storytelling ou de la mathématique implacable d’un constat social et bien plus proche d’un horizon vaporeux et mystique. Fidèle au rap sans thème, Booba délivre sur un flow “effortless” un bréviaire du rap hardcore de ces années-là. Le politique en tant qu’il se coltine les conflictualités de la vie en communauté a disparu, plus rien à attendre des institutions, des groupes et même des individus “donc j’emmerde tout le monde / Ici y’a rien de tendre, rien à comprendre“. Ce à quoi PNL répond seize ans plus tard “que la famille“. La comparaison a souvent été établie entre les deux duos, Ali et Booba d’un côté, Ademo et NOS de l’autre, comme deux avatars d’un rap français qui synthétisent leurs époques respectives tout en dessinant ce qui suivra immédiatement après. C’est vrai concernant la musique de chacun des groupes, c’est vrai aussi quand on observe cette continuité dans la noirceur. Et ici, il ne s’agit pas uniquement d’une figure de style parce que je me demande vraiment ce qu’on a à aller écouter des choses pareilles et même y prendre plaisir. Évidemment tout est extrêmement bien exécuté et d’aucun·e·s diront qu’iels n’y prêtent pas attention pour se concentrer sur la forme et l’exécution mais ça me paraît un peu facile et pas très juste. Qu’est-ce qu’on fout à se plonger dans de telles profondeurs ? Est-ce une manière d’approcher nos propres recoins mal éclairés ? Est-ce que ça revient à jouer à se faire peur avec la mise en scène d’une immoralité qui, si elle se généralisait, détruirait le corps social et annihilerait toute tentative de reconstitution de nouveaux ensembles ? Pour sûr, l’anomie n’est pas un lendemain qui chante.

En s’embarquant sur la voie de ce que le rap français a à proposer de plus sombre même une fois qu’il a pénétré le mainstream, difficile de faire l’impasse sur Freeze Corleone auquel les accents juvéniles du flow de Booba font souvent penser sur “Civilisé”. Au moment de la sortie de son album LMF, l’abcdrduson dressait d’ailleurs un parallèle entre le disque de Freeze et Mauvais Œil de Lunatic, tant en ce qui concerne l’obscurité des thèmes que le jusqu’au-boutisme du refus de concessions au rap de son temps, engendrant un monolithe noir sur le fond comme sur la forme. Ces monolithes que sont LMF et Mauvais Œil réussiront, contre toute attente, à percer puis exister dans le rap mainstream, souvent au gré de polémiques montées ou non en mayonnaises de paniques morales. Ainsi en est-il de l’antisémitisme de Freeze Corleone, le rap ayant toujours eu un problème avec les théories du complot qui, lorsqu’elles sont dépliées entièrement, s’échouent invariablement sur les rivages de l’antisémitisme. Quand Prodigy de Mobb Deep forait le sillon des illuminatis il ne le faisait pas à moitié et c’est la même avec Freeze Corleone qui a multiplié les punchlines complotistes aujourd’hui limitées à des dog whistles. Les polémiques liées à son antisémitisme (accusations à mon sens fondées) ont contribué à lui faire une place dans le rap mainstream donc plus besoin d’en faire des tonnes quand il suffit de réactiver ça en amont de la sortie de son deuxième album ADC en lâchant une punchline crasse de stupidité dans “Shavkat” et en lançant le titre en single pour être sûr que ce soit relayé. Comme en ce qui concerne Lunatic vingt-cinq ans auparavant, cette noirceur inacceptable fait aussi partie de sa force d’attraction en ajoutant une sorte d’ “authenticité” à ce que Freeze raconte de plus scandaleux, comme si chez lui le propos condamnable n’était pas qu’un argument publicitaire mais un truc un peu plus “vrai”. Mais qu’est-ce qu’on fout à écouter ça?

Les époques se suivent et parfois se ressemblent, surtout quand on a la sensation d’être pris dans une boucle bégayante de tristesse néolibérale qui se donne des airs de subversion en parlant de “droite décomplexée” alors qu’elle n’est qu’un triste reflet chantonné de ce que notre temps (et le précédent) a produit de pire. Mais les bons sentiments ne suffisent pas à faire de bonnes chansons et juger les œuvres à l’aune de critères moraux est toujours dangereux. Peut-être qu’aimer ces ritournelles désespérées et désespérantes est une manière de se consoler en regagnant un peu de pouvoir sur le monde en en faisant une fiction de croquemitaines capitalistes qui disparaîtrait quand on ouvre les yeux.