On a toutes et tous besoin de respirer un peu ces temps-ci. Sans abandonner la rigueur analytique qui doit prévaloir, il peut être nécessaire de compenser l’aridité découlant du surplus de réflexivité qu’appelle le contexte. Loin de cette sécheresse mais pas dénuée de neurones, il y a la musique de Mdou Moctar. Un peu de générosité cosmique avec le dernier album du groupe Funeral for Justice (2024) qui fait la part belle aux soli de guitare virtuoses et aux longues plages extatiques, tout ce que mon analo-rétention post-punk a tendance à m’interdire les jours où je suis décidément trop con.
Avant de publier des albums chez Matador Records et de faire la première partie de Tame Impala, Mahamadou “Mdou Moctar” Souleymane s’est fait connaître en voyant ses morceaux diffusés sur le réseau alternatif de partage de fichiers MP3 via des téléphones portables, apparaissant par la suite sur la bien-nommée Music from Saharan Cellphones (Sahel Sounds, 2015). Le guitariste, d’abord seul puis en groupe depuis 2019, navigue entre les styles assouf (ou desert blues) et takamba, soit des esthétiques composites de musiques touarègues qui se déploient sur des territoires vastes (Algérie, Mali, Lybie, Niger). Et s’il chante en tamasheq, il professe également son goût pour Van Halen et ZZ Top.
Sur Afrique Victime et Funeral for Justice, les deux derniers albums du groupe, les morceaux tournent et tournent sur eux-mêmes comme si l’aiguille de la platine revenait sans cesse au début du sillon, comme une valse motorik propulsée par la caisse claire increvable du percussionniste Souleymane Ibrahim. On ne sera pas surpris d’apprendre que les chansons sont généralement issues de jams ensuite recoupées et affûtées par le bassiste et producteur Michael Coltun. Si on peut penser ici au travail de Teo Macero avec Miles Davis c’est que Mdou Moctar a une manière finalement très jazz de déployer un thème musical, varier autour de celui-ci et s’y raccrocher à la dernière minute pour faire atterrir les morceaux (“Chismiten”). Quand le groupe s’éloigne de sa furie initiale c’est pour aborder des choses pas si éloignées d’ “Indian Summer” des Doors avec des berceuses doucement psychédéliques apaisant les chaudes nuits d’été (“Tala Tannam”). Mdou Moctar est peut-être le dernier groupe véritablement zeppelinien. La guitare agit comme un centre de gravité autour duquel tournent les morceaux. Sur l’ouverture brutale “Funeral for Justice” la six-cordes est de nouveau cet instrument triomphant qui prétend véhiculer des formes d’émancipation quand elle prend le relais des paroles déclamées par le chanteur guitariste. Avec son groupe il (ré)investit des formes exsangues depuis longtemps comme le blues rock, quitte à sembler sortir d’un antique transistor (“singer sounds like Dylan through an old broken radio” chantait Green on Red).
Mais contrairement à Led Zeppelin, Mdou Moctar se livre à autre chose qu’à un pillage en règle. Même si l’art pop n’est jamais qu’appropriation, on peut raisonnablement soutenir que les hybridations opérées par Mdou Moctar font un pas de côté vis-à-vis des rapports de force qui régissent la pop. Ce d’autant que les rapports post (néo ?) coloniaux Nord-Sud, loin d’être évacués, sont précisément la thématique de nombre de chansons du groupe. Pour rappel le Niger, pays d’origine de Mdou Moctar, est actuellement sous le joug d’une dictature militaire au pouvoir depuis 2023 après avoir subi la présence militaire française pendant plusieurs décennies depuis l’indépendance. Les titres frontaux et sans ambiguïté (“Afrique Victime”, “Oh France”, “Modern Slaves”) sont chantés dans une langue tamasheq qui pourrait les condamner à ne toucher qu’un public restreint mais les paroles sont traduites en anglais dans les livrets. Signé chez Matador Records depuis 2021, Mdou Moctar ne fait pas de mystère quant à sa volonté d’amener sa musique au plus grand nombre avec la force de frappe du label indie.
Tant dans le rapport à la dialectique local/global que dans la relation aux esthétiques auxquelles elle emprunte, la musique de Mdou Moctar dessine de nouvelles lignes de front. On peut rêver à imaginer des modernités neuves qui confrontent ou contournent la prédation et se dirigent vers de réelles formes de coopération stylistiques, le tout sans jamais oublier de jouer du rock “qui envoie”.