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EXAG’ Records: l’underground est un sport collectif (pt.2)

Suite de l’interview de Greg Noël, label manager d’EXAG’ Records basé à Bruxelles. Il évoque ici le projet B.U.N.K. et fait le point sur la situation “socioéconomique” de ce secteur de niche de la musique partiellement underground où l’on parle beaucoup ces derniers temps de la disparition de la classe moyenne côté artistes et côté publics avec toutes les incertitudes que cela entraîne.

C’est quoi le B.U.N.K. et comment est-ce que vous êtes impliqués dans ce projet ?

On peut dire que c’est une sorte d’incubateur artistique. L’occupation du lieu a été négociée avec CityDev, un opérateur public de réaménagement du territoire et d’investissement dans de nouveaux quartiers en créant du logement, des écoles et des commerces. C’est une occupation malheureusement temporaire mais le partenariat nous permet de payer un loyer pas trop élevé par rapport au prix du mètre carré sur le marché à Bruxelles. En l’absence de mise de départ pour créer ce lieu, on a tout fait à partir de matériaux de récupération. De juillet à octobre 2023 on a passé quatre mois sur des chantiers de déconstruction à récupérer tous les matériaux et les ramener ici. C’est de nouveau cette volonté d’offrir un endroit de création aux artistes parce qu’il n’y a rien à faire : avant même de sortir un disque, il faut le créer. Autant essayer de mettre sur pied un endroit où les groupes pourront créer dans des conditions saines. Chacun a un espace super confortable avec la lumière naturelle, la ventilation, du chauffage en hiver, etc. En plus des locaux de répétition pour musicien·ne·s, le lieu accueille de la création artisanale avec des luthiers, des designers, des peintres. Une scène de concert va être installée au rez-de-chaussée.

On a chiffré à plus de 40.000 euros de matériel récupéré, sans compter le temps qu’on consacre au B.U.N.K. mais tout le monde, dont les artistes, met du cœur à l’ouvrage parce que ça va être leur lieu de travail. Tout le monde a envie d’avoir un chouette lieu pour jouer, répéter, créer une vie en communauté. On voulait un milieu qui vit collectivement, où les artistes se parlent, s’échangent des bons plans, des mauvais plans aussi, des trucs à éviter. Et pour nous en tant que label, c’est hyper riche parce qu’on peut y découvrir des artistes. C’est par exemple comme ça qu’on en vient à sortir l’album de Why The Eye ? parce qu’ils répètent ici et qu’ils sont venus me trouver pour me parler de leur nouveau disque.

Pour cette interview au B.U.N.K. je suis arrivé en bus et en face de l’arrêt un panneau indique que des logements vont bientôt être construits dans le quartier. Connaissant la promotion immobilière bruxelloise, ce ne sera sans doute pas du logement accessible aux habitant·e·s de Bruxelles et j’imagine que ça entérine le caractère temporaire de votre occupation.

Peut-être mais je pense qu’on peut prouver qu’on crée vraiment une dynamique qui n’est pas uniquement culturelle mais aussi économique. Entre la création musicale, la création artisanale, l’espace de concert, on pourra montrer qu’une vraie dynamique économique se crée, une dynamique qui tire les artistes vers le haut. Les groupes vont davantage tourner et potentiellement augmenter leurs revenus, le B.U.N.K. génère donc des opportunités pour aller vers moins de précarité.

On va également intégrer une sorte de “B.U.N.K. school” qui proposera des cours aux jeunes du quartier dispensés par les ingénieur·e·s du son et les musicien·ne·s : initiation aux instruments de musique, création d’instruments de musique, initiation à la musique assistée par ordinateur, etc. On a défini les cours possibles et on a été soutenu par la COCOF (Commission Communautaire Française – NdA) pour lancer le projet. Pendant l’été on va prendre contact avec les associations du quartier en vue de mettre en place les premiers cours en septembre avec des sessions le mercredi et le week-end. Comme c’est de la cohésion sociale on tient à ce que les cours soient gratuits pour les apprenant·e·s et le subside pourra servir à rémunérer les personnes qui encadreront et dispenseront les cours.

On a envie de vraiment s’installer dans le quartier et montrer qu’un tel projet n’équivaut pas seulement à des nuisances sonores mais crée une dynamique de quartier à la fois collaborative, éducative, culturelle et économique. À partir du moment où on arrive à démontrer ça, je reste confiant en me disant que si on doit quitter les lieux, peut-être que ça retardera l’échéance ou peut-être qu’on aura la chance d’avoir un autre lieu tout aussi bien voire mieux pour la suite. Parce que ce serait dommage que ça s’arrête net, il y a quand même plus de 125 musicien·ne·s qui répètent ici, sans compter les futurs artistes qui pourront y louer des locaux à l’heure. C’est quand même pas rien.

J’imagine qu’il y a des frais inévitables même si tout le monde travaille bénévolement. Qu’est-ce qui a permis de financer les débuts du label ?

En ce qui concerne le tout début du label c’est simple : j’ai mis mes économies dedans et elles ont permis de sortir un premier disque. Après trois ou quatre sorties, les rentrées financières ont créé une sorte de roulement qui nous autorise à sortir tout le temps des disques. Ça ne crée pas suffisamment de bénéfice pour pouvoir payer les gens mais ça nous permet d’investir dans la promotion, des clips, des live sessions, etc.

En plus de ça, on a la chance de bénéficier depuis cette année d’une aide d’encadrement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. On reçoit cette aide annuellement pendant trois ans, ce qui nous donne une perspective quant au financement pendant les deux prochaines années et nous permet nous projeter sur des investissements futurs. Ici encore, la volonté n’est pas d’utiliser tout cet argent pour payer quelqu’un (même si ce serait le rêve), on va d’abord l’utiliser pour remédier à certains points faibles. Par exemple, la gestion (ventes, distribution, stock) est actuellement encodée dans des tableaux Excel, c’est chronophage et énergivore alors qu’il existe des logiciels permettant d’automatiser tout ça, on va donc investir là-dedans pour faciliter notre vie de gestion du quotidien.

Qu’est-ce qui te plaît le plus dans cette activité ?

Mon leitmotiv c’est vraiment les rencontres humaines, quand tu vois que collectivement, on arrive à mettre en place des projets tels que le label, le B.U.N.K. … Je trouve que c’est super riche de rencontrer des gens et de partager des idées, de se confronter parfois à des grosses difficultés et de parvenir à les surmonter de manière collective. C’est pour ça que je ne vois pas, à l’heure d’aujourd’hui, EXAG’ comme une entreprise. La dynamique est collaborative, humaine, basée sur l’échange et c’est ça qui me booste à fond. J’ai l’impression que dès qu’on entrera dans une logique financière de résultats et de chiffres d’affaires on pénètrera dans une autre sphère où on devra calculer chaque prise de risque. De la prise de risque, il en faut absolument pour avancer mais aujourd’hui on peut se permettre certaines choses parce qu’on ne calcule pas au centime près, justement parce que personne n’est rémunéré.

Et qu’est-ce qui te saoule le plus ?

L’administratif… Ce n’est pas une épine dans le pied, c’est carrément une fourche. Mais si on arrive à mettre en place un outil pour la gestion quotidienne ce sera beaucoup plus simple et ça nous évitera de passer des nuits entières à refaire des tableaux Excel pour comptabiliser et justifier tout ce qui a été vendu, est parti ou autre.

Plusieurs articles ont abordé ces derniers temps la question de la disparition de la “classe moyenne” en musique, que ça concerne les artistes ou les lieux. Des musicien·ne·s qui parvenaient à joindre les deux bouts auparavant n’y arrivent plus. Plusieurs lieux de concerts ont disparu, comme le Barlok, ou ont déménagé de manière temporaire en attendant une installation définitive dans un autre endroit comme le Magasin 4. En ce qui concerne le public, il semble aussi que les petites salles de concert ont du mal à faire revenir les gens suite à la période COVID. Comment est-ce que tu vois ça depuis EXAG’ Records et ses dix années d’existence ?

Si on prend l’aspect vente de disques on constate que les gens sont plus frileux à acheter. On le voit notamment en fin de tournée des artistes où on avait estimé un certain nombre de ventes et géré le stock en fonction de cette estimation pour se rendre compte que les ventes sont finalement moindres qu’espéré alors que la fréquentation des concerts était plus élevée, ce qui est paradoxal. Je pense que ça reflète assez fidèlement le fait que le public (de niche) qui vient à ces concerts est constitué de personnes dont les situations personnelles et familiales sont de plus en plus précaires. On le constate lors des “label nights”, les soirées qu’on organise pour faire découvrir les groupes du label et pour lesquelles on essaie de fixer un prix accessible pour toutes et tous. Entre l’argent dépensé dans le prix d’entrée et les quelques bières bues lors du concert, il ne reste plus assez pour acheter les disques des groupes de la soirée. Et ça, pour nous en tant que label, c’est très compliqué économiquement parlant.

C’est notamment pour cette raison qu’il me semble qu’on doit voir nos activités comme une offre de services aux artistes. On a par exemple commencé à prendre un pourcentage sur les concerts en échange de services concernant la logistique, la gestion de dossiers de subsides et d’aides, en tout cas pour tous les artistes belges. On investit également de l’argent dans la promotion des concerts en se disant aussi que cet investissement promo va aider les artistes à avoir plus de concerts et des publics plus nombreux. Ça reste une mise parfois un peu risquée pour le label qui reste très fragile sur le plan économique. Même si certains artistes étaient au départ réticents, à force d’expérimenter le dispositif et d’en discuter, ils ont compris les bénéfices que ça leur apportait et ils sont très contents de sentir le soutien que leur fournit le label.

Pour en revenir à la question du pouvoir d’achat, je trouve affolant le prix auquel sont vendus les disques en magasin aujourd’hui. Pour en produire moi-même, je connais le coût de production d’un disque et même si certains coûts ont augmenté c’est sans commune mesure avec l’augmentation de 15 à 20€ du prix de vente. Avec EXAG’ on continue donc à vendre nos disques à bas prix avec des marges minimes, ce qui engendre pour nous une situation assez précaire en sachant que la fraction de gens qui achète des disques semble fondre comme neige au soleil. Mais on a envie que les gens puissent se procurer ce bien culturel qui est avant tout un support pour diffuser le travail d’un·e artiste. Moi, je ne veux pas que le disque de demain soit un produit de luxe.

Pour conclure, quels sont les plans du label pour les temps à venir ?

Concernant les sorties du label on bosse sur la fin de l’année 2024 et sur 2025. Beaucoup de choses vont avoir lieu, d’autant que l’année prochaine sera celle des dix ans d’EXAG’ Records donc on a envie de faire une ou deux grosses sorties pour marquer le coup. Pour cette année on continue d’organiser davantage de soirées du label, on en a faite une au Magasin 4 en février, une autre à Berlin où on a envoyé trois de nos groupes pour l’occasion. C’était d’ailleurs l’occasion de montrer qu’on a une présence locale là-bas puisqu’on y est distribué et qu’on travaille avec des attaché·e·s de presse et de pluggeurs qui font en sorte de mettre des titres en radio. On fera une nouvelle “label night” à Bruxelles au Magasin 4 le 19 octobre. La programmation est presque bouclée, un groupe reste à confirmer pour rejoindre le line-up. Il y aura en tout cas La Flemme, un groupe de garage pop marseillais. Il y aura Servo, des Français un peu post-punk/dark wave. Et il y aura Thank, une sorte d’industrial noise punk de Leeds. (NdA: line-up depuis rejoint par Frankie, garage punk bruxellois)

Un tout grand merci Greg. En attendant la prochaine label night, EXAG’ Records se trouve ici et ici.