Pas facile de s’attacher à un groupe de rock ces jours-ci vu la déliquescence du genre dans son pendant mainstream (le post-hardcore excepté). L’exemplarité de la “carrière” de Mustang saute donc aux yeux, chaque nouvelle sortie continuant de susciter l’excitation et une revue de presse qui s’étoffe à défaut de booster les ventes. Au-delà des blagues autour de la mort du groupe suivie d’une résurrection, MEGAPHENIX succédant à Memento Mori (2021), Jean Felzine assure une présence et une production régulières avec ou sans son groupe depuis près de vingt années. Une manière de mettre ponctuellement tout le monde à l’amende dans la pop francophone, histoire de rappeler qui est le patron.
Le groupe envoie ses remerciements à “toutes celles et ceux qui nous soutiennent depuis 15 ans ou ont pris le train en marche” et, pour peu qu’on suive Mustang et Felzine depuis longtemps, on finit par s’amuser à faire dialoguer les disques. Côté visuel et comme les deux faces d’une même pièce, la peinture de Hokusai qui orne MEGAPHENIX paraît faire de l’œil à celles et ceux qui n’avaient pas osé faire figurer la pochette “à la banane” de Chord Memory, l’album solo de Felzine sorti l’année dernière. En ouverture, “Je Ne Suis Plus Aimé” répond à “Hors l’Amour”, ou comment trouver de nouvelles façons de chanter la désolation sentimentale au XXIe siècle sur une mélodie ample (un des talents spécifiques à Mustang). Si “hors l’amour je n’ai rien à faire ici” alors celui ou celle qui n’est plus aimé·e en vient à douter du bien-fondé de l’existence (“Je ne me souviens plus en quoi vivre ça consiste”). Le groupe honore également sa propre tradition des chansons de métier, ces chansons parlant de et aux personnes qui écrivent des chansons. “Je M’Voyais Déjà” d’Aznavour est un des mètres étalons du genre en langue française et Mustang a depuis perpétué l’exercice, de “C’est Fini” en 2009 à “Aigre Doux” ces jours-ci en passant par “La Mort Merde” et “J’Fais des Chansons”. La mélancolie (c’était déjà cliché au XIXe siècle mais tant pis) d’ “Aigre Doux” essaie de fixer l’impalpable, la sensation qui nous étreint au souvenir des bribes d’une mélodie qui n’a peut-être jamais existé. En concluant l’album avec cette irrésolution teintée de mauve dont la mélodie m’évoque leur propre ballade “Joanna”, le groupe me paraît encore une fois emprunter ses propres sentiers. En dehors du premier disque A71, le tracklisting de chacun de leurs disques fait l’effort d’envoyer en dernière salve un titre un tant soit peu enjoué, quitte à le placer en bonus comme “Artificier” sur Memento Mori. Comme une tentative de ne jamais se laisser abattre malgré un certain insuccès.
Il était déjà question de cohérence ou non à propos de Chord Memory ici-même face au constat que l’éclectisme initial de Mustang a été au fur et à mesure canalisé dans les différents projets musicaux de Felzine. MEGAPHENIX reflète de nouveau ses conditions de production avec un enregistrement étalé sur deux années dans divers studios. Cet éclatement se traduit par le rendu sonore plutôt hétéroclite qui surprend tout en introduisant une profondeur de champ inédite. Plus que les compositions, ce sont les arrangements qui écartèlent le disque dans plusieurs directions pour aller explorer les extrémités de chaque parti-pris quitte à risquer les violents changements d’humeurs musicales pas toujours heureux. Ici un instrumental boisé entre thème de RPG et rengaine d’Ennio Morricone (“Tiretaine, Amen”). Là une bossa nova francophone synthétique (“Barbelé”). Et puis encore une ode à Wikipedia perchée sur un skateboard avec une chanson des Pixies dans les écouteurs, témoin d’un savoir-faire dans l’écriture d’une chanson “punky” (à défaut d’un meilleur qualificatif) qui compresse tout plein de micro-évènements musicaux dans une composition de deux minutes à peine. Et pour exécuter ces grands écarts dans les arrangements, MEGAPHENIX accueille des invités qui étendent la palette vers le violon ou le saxophone. Le chant d’Arthur Teboul de Feu ! Chatterton apporte un contrepoint mystique bienvenu aux ruminations que maugrée Felzine tout au long d’ “Aéroport”, sans aucun doute un des sommets du disque qui, comme “Fanfiction” ou “Le Pantalon” précédemment, emmène un sujet initialement trivial vers des hauteurs insoupçonnées. Mustang a souvent eu à cœur de réussir ses chansons lentes et ici s’étale sur un tempo apathique l’illumination spirituelle empêchée par ce non-lieu qu’est l’aéroport (comme théorisé par Marc Augé), un endroit fait de solitude et obstrué par les tapis roulants à perte de vue.
Jean Felzine reste un grand chanteur et ils ne sont pas nombreux en France, “un petit pays qui chuchote et ne sait pas chanter” comme le qualifiait Jean-Louis Murat. Ce à quoi il parvient sur “La Porte au Nez” est à ce titre absolument saisissant. Quant à MEGAPHENIX, il s’agit sans doute pour Mustang du grand disque de l’angoisse sous toutes ses formes, là où Memento Mori tenait plus de la revanche voire du ressentiment assumé (et amusé). Les chansons mettant en scène des personnages ont presque disparu et les textes sont curieusement moins limpides qu’auparavant. C’est peut-être la première fois qu’ils doivent faire l’objet d’une forme de décryptage par l’auditoire. Ils font aussi une place nouvelle à la foi mais à l’écoute de “L’Argent Du Beurre” je ne vois pas exactement la nef d’une cathédrale ou la peur de Dieu. Je vois surtout le compositeur d’Under the Silver Lake, le boss de fin de la pop culture, ce mauvais démiurge qui dit “crois-tu écrire, ce n’est pas ton stylo” à Beethoven et à Kurt Cobain. MEGAPHENIX n’est assurément pas un disque fait par des adolescents et c’est tant mieux quand ça permet d’étendre le périmètre des sujets et de façons de les aborder (l’amour, la mort, l’argent). Car c’est peut-être à la fois la plus grande source d’angoisse et le premier motif de soulagement: nous n’avons que peu de prise sur tout cela et, dans la pop music comme dans la vie, on fait souvent ce qu’on peut, plus que ce qu’on veut.