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GRIVE – Tales of Uncertainty: entre absence et gravité

À quoi bon continuer dans un monde fini ? Parfois une bonne chanson ressemble à une raison suffisante, surtout quand on ne désire plus grand-chose et que s’alimenter ou voir des gens s’apparentent à des corvées. C’est sans doute beaucoup demander à une chanson mais un album peut faire l’affaire. “How Many Years” (déjà évoquée ici) n’est, en effet, pas venue seule avec sa science de la topline qui fait virevolter les mélodies vocales sur des ondulations synthétiques. Il faut croire que le temps fait parfois bien les choses, l’album Tales of Uncertainty étant l’œuvre d’Agnès Gayraud et Paul Régimbeau qui évoluent dans leurs champs musicaux respectifs depuis plus d’une dizaine d’années maintenant.

Même si chez GRIVE Agnès Gayraud écrit et chante en anglais, il me paraît évident que Tales of Uncertainty s’inscrit dans la cartographie plus vaste de son travail dans le champ musical, un travail généralement francophone. Il y a, bien sûr, la discographie de La Féline débutée en 2009 et dont le premier album Adieu l’Enfance (2014) est un jalon teinté du même bleu hivernal que Tales of Uncertainty, le premier album de GRIVE. Elle poursuit par ailleurs une activité théorique et critique sous son propre nom, éparpillée entre son blog Moderne, c’est déjà vieux et les pages de la revue Audimat. Il y a surtout son livre Dialectique de la Pop qui occupe une place fondamentale dans mon petit panthéon personnel en tant qu’ouvrage pleinement théorique mais qui, contrairement à d’autres bouquins l’ayant précédé, n’essaie pas de plaquer des concepts sur la Pop dans le but de la légitimer selon des critères déjà existants. Au contraire, la Pop est ici étudiée avec une rigueur rare pour être pensée dans sa spécificité et Dialectique de la Pop m’a, à l’époque, fait l’effet d’être le livre que j’attendais sans même le savoir.

L’improvisation au sein de GRIVE est une pratique rendue nécessaire par la distance géographique qui sépare Agnès Gayraud et Paul Régimbeau (Mondkopf) et les oblige à improviser, composer et enregistrer leurs morceaux au même moment. D’une certaine manière, les corps des musicien·ne·s s’installent le processus pour court-circuiter à loisir une musique qui risque parfois de devenir trop uniquement cérébrale. Les sons arrivent comme étouffés par des sourdines, émergeant d’un brouillard de drones (“Hotel Room”) pareil au bruit sourd qui enserre l’air froid de l’hiver. Tales of Uncertainty déploie une musique à la fois enveloppante et comme absente, un son qui laisse la place aux bruits environnants durant l’écoute : sirènes d’ambulance, crissements de pneu sur la chaussée mouillée, peut-être chants d’oiseaux. Le paysage canadien défile sur un fond musical qui n’est jamais vraiment là (“Burger Shack”). Pourtant, il y a bien une menace qui sourd, quelque chose qui se prépare à l’arrière-plan. Ça commence par un murmure. Ensuite un bourdonnement qui grossit jusqu’au grondement et puis plus rien. Nous avons eu droit à l’avertissement avant le désastre (“Quicksands”) et nous entendons maintenant dans le lointain une boîte à musique qui rejoue sa boucle jusqu’à épuisement de sa source d’énergie (“The Loop”). Entre l’annonce de la catastrophe et les ruines, nous avons été privé·e·s de fin du monde.

Vous l’aurez sans doute remarqué, les questions d’effondrement occupent beaucoup notre actualité mortifère mais c’est moins marrant que ce que le cyberpunk eighties nous faisait miroiter. On pensait avoir au moins droit à Mad Max mais (vue d’Occident) la fin du monde tel qu’on le connaît ressemble à une banque d’images pour présentation PowerPoint en réu marketing. Il va donc bien nous falloir nous saisir d’autres imaginaires. J’ai déjà parlé ici des parallèles qui me semblent exister entre le fait de suspendre un peu sa compréhension intellectuelle d’une œuvre et le pas de côté vis-à-vis de l’obligation de rentabiliser le temps qui nous est imparti. C’est peu de dire que Tales of Uncertainty ne s’est pas pressé avec son enregistrement étalé sur près de dix ans pour, par la grâce du mixage et du mastering notamment, parvenir à un ensemble cohérent. Le temps charge par ailleurs cette musique en gravité, au sens littéral de poids (poids des décisions qu’on est appelé à prendre, sentiment de responsabilité), aussi contradictoire que cela puisse être avec sa qualité d’absence évoquée plus haut. Et dans cette tension entre légèreté et gravité, difficile de ne pas penser à la troisième saison de Twin Peaks venue au monde 25 ans après la fin initiale de la série en 1991 (La Féline avait d’ailleurs repris “Into the Night” de Julee Cruise et Angelo Badalamenti sur son EP Echo en 2011). Dans cette ultime saison, les groupes qui se produisent sur la scène du Roadhouse jouent une musique aux tonalités nostalgiques ou bien de la dream pop actuelle. Les corps ont vieilli et c’est bien le passage du temps qui donne tout son poids à la demande en mariage d’Ed à Norma dans le diner si familier de la ville de Twin Peaks. Cette étreinte sur fond de “I’ve Been Loving You Too Long” d’Otis Redding, c’est la récompense que leur histoire mérite, empreinte d’une puissance amoureuse qui a traversé l’espace et les années. Comme Ed et Norma, nous ne devons pas gagner du temps. Nous devons l’occuper pleinement, entre absence et gravité, comme nous y invite Tales of Uncertainty.