Elle semble déjà lointaine l’époque où Booba sortait ses mixtapes Autopsie entre chaque album, d’ailleurs le dernier volume date de 2011. Autopsie 0 compile en 2017 les apparitions en solo du rappeur de Boulogne sur les opus 2 à 4, la première itération de ces mixtapes faisant davantage office de bilan de carrière sous forme déjà de compilation. Même si elles contiennent certains de ses plus grands morceaux (on y reviendra), les mixtapes Autopsie ne me paraissent cependant pas avoir vraiment été exploitées en tant que format spécifique. Au-delà de l’aspect bordélique et fourre-tout qui jette pêle-mêle extraits de freestyles, bribes de featuring sur des titres d’autres rappeurs, morceaux inédits et apparitions de membres de son entourage, les différents volumes ne se différencient pas tellement des albums de Booba entre lesquels ils s’insèrent. Un album sur deux est déjà un terrain d’expérimentation semi-ratée (Panthéon, 0.9) et ses mixtapes n’osent pas grand-chose de plus, d’autant qu’elles sortent à un rythme régulier (une tous les deux ans) là où certains rappeurs ont investi le format en en sortant plusieurs par mois pour en faire un laboratoire à ciel ouvert. Autopsie 0 est donc avant tout l’occasion de se replonger dans une époque où une partie de la critique tombait en pâmoison devant Booba tandis qu’une part conséquente de l’auditoire se tordait de rire.
La presse culturelle d’alors semblait vouloir à tout prix s’approprier sa musique en l’ensevelissant sous les références classiques, histoire d’en faire un nouveau Solaar un peu plus grossier. Mais à ce jeu-là, Booba est sans doute moins proche de Céline (auquel le comparait un article navrant paru dans la Nouvelle Revue Française) que d’Aristide Bruant. Là où Céline a une conscience aigüe de sa place dans la littérature française, Bruant évolue en dehors des canons classiques et rend hommage aux gens de la rue selon leurs propres codes dans sa musique et son écriture. Même quand les chansons sont un peu débiles, c’est écrit et bien rappé (“Double Poney”,n “Rat des Villes”). Bizarrement, peu de papiers à l’époque mentionnaient à quel point ces chansons sont drôles. Pris au pied de la lettre les textes sont parfois consternants, même si ce serait une erreur puisque leur auteur prévenait déjà en 2002 venir avec “des textes à prendre à 1 degré 5“. Non par que ces morceaux ne racontent strictement rien, disséqués phase par phase ils opèrent d’ailleurs des virages saisissants (“Si tu me choppe dans une manif, je suis là en tant que casseur / Mon poster dans sa breuch j’suis le rappeur préféré de ta sœur“), flippants (“Extraterrestre flow sur la chatte à Mulder“) ou délirants (“En maternelle je mange du sable, je me pisse dessus“) voire les trois à la fois. C’est tout à fait fun mais comme Bukowski quand il écrit Pulp, Booba n’est plus un crève-la-dalle depuis longtemps quand il sort les mixtapes ici compilées. Même si j’entends ce que cette perception a d’essentialisant, il y a quand même dans Mauvais Œil avec Lunatic et Temps Mort en solo une écriture autrement plus viscérale que sur les vingt années de carrière qui suivront. Bien sûr, ça correspond aussi aux manières dont Booba s’inscrit dans les évolutions du rap parties des États-Unis, passant d’une noirceur pleine de rage inspirée de Mobb Deep au triomphalisme platiné de 50 Cent et Young Jeezy puis Rick Ross (entre autres).
Entre 2007 et 2011, soit la période couverte par Autopsie 0, c’est le moment où Booba installe définitivement son avatar qui demeurera inchangé, quand bien même il adaptera sa musique aux époques : un personnage plus grand que nature, taillé pour le spectacle permanent, d’une dureté impénétrable et parlant d’oseille continuellement. Du look aux clips en passant par les pochettes, son approche assume de faire plus que du rap pour embrasser l’entertainment, le divertissement “à l’américaine” (comme on disait en ce temps-là). A partir d’Autopsie 4 la simplification de son écriture pour coller aux évolutions des cadences du rap finit par devenir extrêmement paresseuse, notamment en recyclant ses formules et ses propres punchlines. La décadence est le mot d’ordre, comme une version rap FR du chef-d’œuvre déviant qu’est Bad Boys II de Michael Bay. La fête du slip est totale et les basses grésillantes qui font trembler le sol illustreraient à merveille les plans circulaires en contre-plongée du cinéaste américain. Le braggadocio de mec bourré (“Le savoir est une arme / j’suis calibré donc j’suis pas teubé“) répond aux outrances du jeu de Martin Lawrence dans sa séquence de trip sous ecstasy. Et les gros plans border nécrophiles sont partout, de la morgue de Miami où enquêtent Mike et Marcus dans Bad Boys II aux abords du Pont-de-Sèvres arpentés par Booba (“On t’nique ta mère et ta grand-mère, si elle est toujours en vie“). La violence décérébrée reste malgré tout exécutée avec style et un mauvais goût réjouissant.
C’est aussi l’époque où Booba parvient à faire des tubes radio selon ses propres termes, dans ce dernier moment de l’histoire du rap où le passage sur les ondes est indispensable au succès, grâce notamment à son utilisation assez primitive de l’autotune initiée sur ses mixtapes et l’album 0.9 pour mettre en avant les mélodies. Le meilleur exemple reste “Scarface”, une chanson d’amour comme on en fait (heureusement ?) peu, sur le mode si tu me brises le cœur, je pose mes couilles sur ton nez. Au même moment, Booba s’entoure de beatmakers ayant pris le virage du tout-synthétique et si des gens comme Street Fabulous (au hasard) feront bien mieux par la suite, ils sont alors cantonnés aux codes flashy et criards de l’époque représentée sur cette compilation. Même si Therapy officie sur une bonne part des titres d’Autopsie 4, les prods sont interchangeables. Passant de fac-similés cheap de Dr Dre à une resucée faiblarde du Dirty South sur synthés Casio de supermarché, l’ensemble a cruellement mal vieilli (et d’ailleurs personne ne se réclame aujourd’hui de cette musique sur le plan des productions).
Ce sera, au choix, un écueil ou une qualité : cette musique est peut-être la moins émouvante qui soit, sans que, pour ma part, j’y trouve à redire. Est-ce que ça n’en fait pas la meilleure musique pour traverser une rupture amoureuse ou amicale ? L’arrogance illimitée du rappeur fait peu de cas des états d’âme et son personnage vit dans une partie de GTA, à vendre des kilos de drogue et “baiser des vidéos Vixen toute la nuit“. C’est une musique anti-emo qui ne procure pas vraiment de passion, seulement de l’énergie (dit comme ça, on n’est pas loin du “rien à foutre de ta dépression” lâché par un influenceur d’extrême-droite). Si des titres datant d’Autopsie 2 comme “Foetus” ou “La Vie en Rouge” laissent à penser que Booba a, à une époque, tenté de se livrer un peu dans des storytellings, la suite de la compilation montre qu’il a rapidement mis de côté l’idée se concentrer sur ce qui fonctionnait, à savoir l’ego trip décervelé. Avec ses basses synthétiques plus bre-som qu’une bande-son de film d’horreur, c’est une musique de domination, poursuivant les mêmes objectifs que celle de Metallica dans les années 80. A cette époque, la musique du groupe américain est tournée toute entière vers la puissance : rythmes implacables et riffs supersoniques, une recette pas si éloignée de celle de Booba, le tout mis au service d’une ambition inarrêtable tendue vers le succès tant populaire que commercial. Cette obsession monomaniaque a permis à Metallica d’imposer le metal dans le mainstream au point d’assimiler le groupe et le genre musical, tout comme Booba est devenu, à la force de ses choix de carrière, synonyme de rap français dans la pop culture pendant quelques années.
Toute cette musique paraissait glorieusement débile en 2011 et soyons rassuré, rien n’a changé. En tant qu’il donnait (avec quelques autres) le La du rap français, Booba a autorisé cette musique et ses protagonistes à aller sur de nouveaux terrains, pour le meilleur et pour le pire. Même s’il continue à faire des tubes après 2011 (et même un dernier vrai bon album en 2015 avec Nero Nemesis), sa puissance en tant que rappeur chancelle largement, au point qu’il est mis à l’amende par les featurings sur ses propres albums (Kaaris en 2012, Damso en 2017). Cela dit, comme le relevait le Chroniqueur Sale dans sa rétrospective, il est très probable que Booba n’en ait strictement rien à foutre puisqu’il a plié le game depuis longtemps. Il peut donc se permettre de faire une Aznavour en continuant à sortir des albums même après sa fin de carrière annoncée en grande pompe avec un album tristement daubé en 2021, prouvant qu’il est toujours bien présent voire pertinent si l’on se base sur les chiffres de streaming de “Dolce Camara” en 2024.