Tel Cronos, la pop culture n’en finit pas de boulotter ses enfants pour les régurgiter ensuite sous une forme plus ou moins actualisée. Si la génération des gros bébés chauves tente encore de nous faire avaler ses références eighties, la boucle cannibale s’attaque ces jours-ci à l’esthétique fin 1990 – début 2000. Derrière l’étiquette Y2K, il s’agit de faire (re)vivre un ensemble stylistique rétrofuturiste inspiré des débuts de la diffusion d’Internet dans les foyers. L’influence du label PC Music se fait sentir partout, avec Charlie XCX pour tête de proue en voie de mainstreamisation, et oklou revendique cette inspiration pour son premier album. choke enough est sorti en début d’année et plusieurs titres sont produits par A.G. Cook, fondateur du label en question qui abrite depuis 2013 les fleurons de l’hyperpop, ce “reflet distordu de la culture pop mainstream” (Julie Ackerman). Sauf que : c’est une chose de se faire draguer par l’industrie culturelle sur le terrain de la nostalgie, c’en est une autre de ne pas s’y retrouver malgré les appels du pied calibrés pour telle ou telle tranche de consommateur·ice·s. J’étais en pleine adolescence durant la période reconstituée façon créature de Frankenstein par l’esthétique Y2K et j’ai pourtant la sensation aigüe de ne jamais l’avoir vécue.
Son “galore” découvert il y a quelques années sur une compilation des Inrocks (ne me jugez pas) était suffisamment marquant pour rester attentif à la sortie du premier album d’oklou. Comme la musicienne le raconte en interview, c’est d’ailleurs à ce moment qu’elle a trouvé sa place sonore. Pour une instrumentiste passée par les écoles de musique et le Conservatoire, et pour qui faire de la pop n’était pas une option à l’époque, elle dévoile sur choke enough une écriture éminemment pop justement où les fragments de mélodies virevoltent comme des aigrettes de pissenlit. Ça tient peut-être à la part académique de son parcours musical mais les compositions d’oklou me paraissent revêtir une qualité quasi médiévale avec leurs chœurs grégoriens et leurs enluminures harmoniques (“family and friends”). Les filtres passe-bas font émerger des abysses ici des flûtes, là des trompettes, qui montent comme un rush de sucre (“ict”) et sur certains morceaux j’ai l’impression de retrouver les mélodies pop-punk de mes années 2000 (“take me by the hand”). La mélancolie est parfois aux limites de l’insoutenable, une douleur à faire imploser de bonheur mon cœur dans sa cage thoracique, tout juste sauvé par une ride à vélo apaisée par le pépiement des moineaux et chantée par une Dido coiffée des extensions bioniques de l’autotune (“blade bird”).
En réalité, la musique d’oklou ne me chope pas via la réminiscence d’une époque que je n’ai pas vécue (alors que je l’ai connue) mais grâce à son caractère totalement actuel. Au final, je me fiche que l’esthétique Y2K démantèle la décennie 2000 pour former un nouvel ensemble de signes et d’artefacts appropriables (achetables) et identitaires. Car si choke enough ne titille pas mes penchants nostalgiques, il va à la rencontre de mon intime. Cette musique presque chuchotée au creux de l’oreille n’a pas vraiment sa place sur un dancefloor et pourtant elle met un pied sur la piste. Avec sa musique club si peu percussive, oklou installe des passerelles entre la communauté du dancefloor et les introverti·e·s qui auraient aimé rester dans leurs chambres (“harvest sky”). En privilégiant la puissance en lieu et place du volume, elle offre l’album d’une nuit blanche et festive aux gens qui ne se sont jamais sentis à l’aise pour danser dans les clubs où iels vont. Elle touche du doigt une forme d’intensité vécue de loin, comme en se retrouvant projeté·e au milieu d’une scène de club dans un film, avec ce que ça comprend de mise à distance un peu involontaire et ambivalente : une façon de conjurer la frustration liée au fait de se sentir incapable d’appartenir vraiment à l’instant présent mais sans se recroqueviller sur soi pour autant.
Même si elle n’est pas destinée stricto sensu aux dancefloors, la musique de choke enough compte parmi les nouvelles voix de la dance music. Dans le sillage des artistes liés à PC Music (SOPHIE, Hannah Diamond, etc.), elle dessine les contours d’une musique de club aux énergies moins masculines, plus en phase avec l’époque et définitivement à l’opposé de la muséification de la French Touch via la proposition d’inscription au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco émise par le président français. L’hyperpop (et aujourd’hui la pop au sens large telle qu’incarnée par oklou) tente de rafistoler la pop commerciale avec les bandages des musiques électroniques expérimentale pour nous projeter dans le futur, autant que ce soit celui, émancipateur, qu’on veut voir/faire advenir.