Nous voilà en 2022 et j’écoute toujours Future radoter “You ain’t never ever get your bitch back” comme si on était en 2017. À l’époque le rappeur d’Atlanta commençait doucement à se reposer sur ses lauriers et, même si on ne le savait pas encore, ses jours les plus glorieux étaient derrière lui. À moins de grandes surprises dans les années qui viennent, le grand-œuvre de Future restera l’accumulation de ses productions discographiques durant la frénétique année 2015 : mixtape Beast Mode en janvier, mixtape 56 Nights en mars, album DS2 en juillet, album collaboratif avec Drake What A Time To Be Alive en septembre, sans compter ses multiples featurings (chez Travis Scott, Ty Dolla Sign ou A$AP Ferg). Dans une certaine mesure, ce type de production musicale en flux continu illustre bien les nouvelles manières de consommer la musique via les plateformes de streaming, faisant naître une impression (à vérifier) de boulimie ininterrompue de la part des algorithmes et des consommateur·trices.
Pour rappel, en 2014 Future et Ciara se séparent après avoir eu un enfant, la chanteuse accuse le rappeur d’adultère et cette rupture amoureuse va devenir la matière première des textes de Future, en plus du récit de ses performances de Super Trapper qui vend des kilos de drogue. Jusque-là pas de souci, ce n’est assurément par le premier artiste qui carbure à la rupture pour nourrir son œuvre. On peut néanmoins être un peu circonspect quant à ce que la douleur et la peine font dire à Future :
“Got my dick sucked and I was thinking about you
I was fucking on a slut and I was thinking about you“
(Throw Away)
“I don’t be trustin’ these hoes, I just be smashin’ these hoes“
(Monster)
En admettant que nous avons besoin de tels personnages de fiction, Future assume son rôle et va tellement loin qu’il finit par se changer en goule ultraviolente et misogyne. Mais maintenant que nous sommes revenu·es du storytelling entourant l’année 2015 de Future qui venait presqu’excuser la dégueulasserie du rappeur sous couvert de peine de cœur, qu’est-ce qui justifie d’écouter encore de telles horreurs ? Il y a bien sûr le volet cathartique bien glauque et le refrain de Draco est l’occasion d’en remettre une couche car ce “You ain’t never ever get your bitch back” pourrait bien s’adresser à Future lui-même tentant de se convaincre que son (ses ?) ex ne reviendra pas. Cela dit, si Drake est bien le fuckboy ultime de la pop actuelle, Future dépense beaucoup d’énergie à être une raclure n’exprimant aucun regret tout en essayant de grapiller un peu d’empathie de la part de son auditoire. Très justement comparé par Nicolas Peillon à Marilyn Manson, Future campe depuis fin 2014 un personnage d’antéchrist à haïr au sein de la pop culture. Est-ce qu’on peut encore tout accepter de la part des pop stars masculines sous couvert de peines de cœur ? Je me pose un peu la question.
Faisant fi de ce lien avec la biographie de l’auteur, on peut évidemment considérer tout cela comme du pur divertissement. Après tout Draco est un pur single qui bénéficie du savoir-faire pop de Future, de sa maîtrise de l’auto-tune comme extension de sa musicalité et de la prod scintillante de DJ Spinz. Il est vrai qu’on a mis du temps à reconnaître aux artistes rap la capacité de faire de l’entertainment en dehors de toute exigence d’authenticité. Il est aujourd’hui à peu près acquis, même dans le rap francophone, que les artistes peuvent écrire des textes sans les avoir vécus, conscients de leur position d’entertainers plutôt que victimes d’un système d’exploitation par l’industrie musicale.
Sauf que Future lui-même lie irrémédiablement ses vantardises fantasmées à ses comportements répréhensibles bien réels (voir les lyrics de Rent Money ou de Maybach). Comme Mick Jagger à son époque, le rappeur est un petit-bourgeois qui a déjà tout et réclame en plus le droit d’insulter sa copine. C’est bien beau de mettre en avant ses propres failles sur le thème je sais bien que je ne suis qu’une merde mais l’absence de remise en cause pousse à se demander jusqu’à quel point nous pouvons considérer tout ça comme du simple divertissement que nous regarderions avec une distance de sécurité. Pour reprendre le parallèle avec Marilyn Manson, la glorification des comportements toxiques masculins dans la culture pop ne s’arrête malheureusement pas aux frontières de la fiction musicale.
Quelle est notre responsabilité en tant que public dans la place accordée aux gens qui racontent à longueur de chansons qu’ils se comportent comme des cons ? Suffit-il de ramener le discours de Future à son statut de production artistique pour s’en distancier sans conséquences ? À quel moment la blague cesse-t-elle d’être marrante ? Est-ce que, comme le disait Bill Hicks, “it’s always funny until someone gets hurt. Then it’s just hilarious” ? Spoiler : je n’ai pas la réponse à tout cela mais je veux bien continuer à me poser ces questions.