Autant commencer l’année dans la joie et l’allégresse, sans ironie aucune, avec la feel-good mixtape de Chance the Rapper. Je suis d’ailleurs toujours surpris que les feel-good movies rencontrent un tel succès tandis qu’il est souvent admis qu’on ne fait pas de bonne musique avec de bons sentiments. Il faut croire qu’on ne cherche pas la même chose quand on entend “se changer les idées” devant un film ou derrière des enceintes. La recherche de la joie extatique dans la musique reste en tout cas limitée de mon côté puisque Chance the Rapper fait partie de ces artistes dont je n’ai jamais souhaité explorer l’œuvre malgré la place importante que Coloring Book a pu occuper à l’époque.
Il était déjà tard quand Chance a illuminé (no pun intended) l’ouverture de The Life of Pablo de Kanye West en 2016 peu avant la sortie de son propre projet Coloring Book. “Ultralight Beam” donnait l’occasion d’entendre Chance the Rapper marcher sur l’eau, c’était son moment et il le clamait haut et fort : “This is my part, nobody else speaks !” Quelques semaines plus tard les attentats de Bruxelles avait lieu et en rentrant ce jour-là j’avais seulement envie de réécouter “Ultralight Beam” encore et encore. La ligne de Kanye West sur les attentats de Paris encore récents, un peu superficielle sur le moment, prenait toute sa dimension dans ce contexte de quasi sidération. On peut reprocher bien des choses aux chrétiens mais leur religion du Salut a le mérite d’insister sur les lendemains qui chantent.
Chance the Rapper a beau qualifier Coloring Book de mixtape, les moyens financiers déployés pour sa conception et sa promotion ainsi que la cohérence esthétique de l’ensemble (très loin de l’aspect mixtape bordélique de The Life of Pablo justement) le rapprochent d’un album en bonne et due forme, ce que le Billboard a acté en le comptant comme album dans sa recension des ventes/écoutes. Chance gère sa pléthore d’invité·es selon la méthode définie et éprouvée par Kanye West et se pose en curateur de son propre album, rassemblant les talents sans jamais laisser son œuvre lui échapper afin que personne ne doute de sa paternité. Il réalise ce que Kanye avait seulement esquissé sur The Life of Pablo, à savoir un album de gospel avec plein de gros mots dedans. En réalité un album de rap, sans équivoque, ancré géographiquement à Chicago tant pour sa tradition gospel que pour ses inventions plus récentes comme la juke. S’il n’habite pas le territoire hostile décrit par la drill, Chance fait part de la violence détruisant les quartiers comme West Chatham où il a grandi. Même s’il donne la sensation de rapper avec le sourire, le chicagoan n’a plus 15 ans.
Cela dit, l’heure est à la positivité de celui qui part à la conquête du monde, ce qui m’évoque un écho lointain de l’humeur d’Oasis à l’époque de Definitely Maybe. Chantre de l’indépendance (il avait refusé de signer sur le label de Kanye West), Chance the Rapper invite Lil Wayne à parler de ses ennuis de label sur “No Problem” et Lil Yachty à faire l’éloge de ses pochettes d’album sur “Mixtape”. Dans sa course vers la félicité Chance chante parfois essoufflé comme un enfant trop enthousiaste. Récemment père au moment de l’écriture et de la sortie de Coloring Book, il laisse sa croyance en l’avenir irradier au travers des voix multiples qui peuplent la mixtape, de choeurs gospel (“Blessings”) en crooneries sous ecstasy (“D.RA.M. Sings Special”) soutenus par la trompette de… Donnie Trumpet.
Mais parce que sa paternité est également issue d’un amour contrarié, Chance the Rapper semble au cœur d’une quête de cette extase. À l’époque mon couple venait de prendre fin, je l’avais quittée parce que je ne l’aimais pas assez, éreinté à force de ramer à contre-courant de ses doutes et des miens. Déçu de ne pas aimer cette femme davantage, je craignais de finir par retourner cette déception contre moi-même et l’élan de Coloring Book vers une forme de satisfaction m’a éloigné de l’auto-apitoiement. “Same Drugs” est l’hymne de l’éloignement sans fâcherie, avec toute la tristesse résignée que ça comporte, mais il rappelle que “all you need is happy thoughts” (sur le même ton d’enfant déphasé que Jim Carrey incarnant Andy Kaufman incarnant Latka Gravas dans Man on the Moon). Parfois on veut juste mieux, sans trop savoir à quoi ça correspond (plus d’intensité?), et on est prêt à avoir mal pour ça. Peut-être que Coloring Book n’entre pas dans la playlist de rupture classique (ne me regardez pas comme ça, tout le monde le fait, non?) mais entre l’élan de positivité de l’inaugural “All We Got” et l’apaisement de la conclusion “Blessings (Reprise)” avec sa chorale d’invité·es à 100 patates, Coloring Book apporte un réconfort précieux.
La suite fut moins glorieuse pour Chance the Rapper, ainsi que le résume parfaitement le podcast que l’abcdrduson lui a consacré. Reste néanmoins la série de singles aux pochettes colorées qui aura précédé The Big Day, le premier véritable album de Chance (“I Might Need Security”, “Wala Cam”, “65th & Ingleside”). À l’image de Doc Gynéco, un autre rappeur au flow versé dans les inflexions chantées, son apogée fut de courte durée.