Parfois je me demande si j’accorde trop d’importance à ce qui est dit et écrit sur la musique, au détriment d’une expérience “vierge” (ce qui ne veut pas dire grand-chose dans un environnement saturé d’informations). En découvrant un peu sérieusement Spiritualized en 2012 avec l’album Sweet Heart Sweet Light, est-ce que mon appréhension a été trop affectée par la lecture d’articles à propos du groupe ? A l’occasion de cette sortie, Gonzaï avait publié un papier où l’autrice revenait sur sa propre expérience du groupe de Jason Pierce intimement liée à une rupture amoureuse et racontait la place que l’album Ladies and Gentlemen, We Are Floating in Space avait alors occupée dans sa vie. Elle avait d’ailleurs elle-même découvert l’album-dit au moyen d’une critique du disque qui mettait en avant un storytelling marketing et sa fascination avait été décuplée en lisant que “Pierce s’était fait larguer comme un junkie malpropre par sa magnifique compagne, Kate Radley, qui jouait des claviers sur le disque“. Entre l’histoire romancée de l’auteur de l’album racontée par un journaliste et un service relations presse, la tranche de vie de l’autrice de l’article écrit 15 ans après la sortie de Ladies and Gentlemen… et mes propres obsessions, difficile d’échapper à cette fascination transmise de papiers en papiers.
Sachant que Jason Pierce a toujours réfuté l’interprétation selon laquelle son album d’une quelconque manière autobiographique, tout ça révèle surtout que la belle machine à fantasmes de la pop culture tourne encore à plein régime. Ladies and Gentlemen, We Are Floating in Space est la grande symphonie de Pierce dédiée au manque et, de la part de quelqu’un qui n’a jamais caché ses consommations et addictions au point d’en faire un mantra avec son premier groupe Spacemen 3 (“Taking drugs to make music to take drugs to“), difficile de discerner ce qui relève de l’amour ou des drogues dans la transcendance recherchée. L’amour fait souffrir, alors on prend des drogues pour calmer le mal, ces drogues procurent des illuminations assimilables au coup de foudre, ce qui nous donne envie de retomber amoureux, mais l’amour fait souffrir et c’est reparti pour un tour.
Au cœur de la première partie de l’œuvre de Spiritualized, il y a Pure Phase, souvent vu comme un album de transition entre la sérénité linéaire de Lazer Guided Melodies et le maximalisme de Ladies and Gentlemen… Et puis, un peu perdue au milieu de Pure Phase, il y a “Let It Flow” qui semble surtout être là pour apporter un peu d’apaisement avant la fuite vers l’abstraction de “Take Good Care of It” et “Born Never Asked” dans lesquelles elle vient se fondre. Une “chanson d’album” en somme. Sauf qu’en faisant quelques recherches en vue de cet article, j’ai découvert que “Let It Flow” est sorti en single dont trois exemplaires différents ont été conçus à l’époque, chaque version étant accompagnée de titres distincts en face B. En compilant l’ensemble de ces chansons, on arrive à un album entier de 56 minutes, tout ça pour un titre bien éloigné des canons du tube radio. “Let It Flow” est une procession funéraire menée par des chœurs gospel qui met près de 4 minutes à démarrer pour prendre fin 1 minute 30 plus tard. Soit ce choix prouve une fois de plus que les maisons de disques avaient beaucoup trop d’argent disponible dans les années 90 et pouvaient donc se permettre de lâcher la bride (et les cordons de la bourse) pour sortir des chansons dénuées de potentiel commercial sous des packagings dispendieux. Soit il montre la volonté contre-nature de la maison de disques de faire de Spiritualized un groupe à succès qui passerait en radio.
Cela dit, et de manière presque contre-intuitive, c’est bien “Let It Flow” qui a surnagé pendant les élans du cœur et les coups de foudre. Elle n’était pas la seule chanson présente mais elle disait beaucoup, peut-être justement parce qu’elle arrivait chargée de mon passif avec Spiritualized issu de la lecture d’articles autour de la musique du groupe. Peu de gens expriment aussi bien que Jason Pierce la perte de contrôle redoutée et souhaitée qui accompagne la plénitude amoureuse ou intoxiquée, l’absence de remords et l’envie d’y retourner malgré l’issue plus qu’incertaine.
“Here it comes and then it goes
And that feeling takes me home
And I don’t where I’m goin’
And I don’t know where I’ve been
But I’d do it all again”
Comme en écho avec le caractère d’anti-single de “Let It Flow”, c’est la voix plaintive de Pierce qui exprime la félicité au lieu des chœurs gospel extatiques. Que, pour sa part, il ait voulu parler de drogues ou d’amour importe peu. Le mixage renforce cette sensation d’être paumé dans un maelström d’émotions contradictoires, la tête coincée dans une centrifugeuse. Ne pouvant choisir entre deux mixs de Pure Phase, Jason Pierce avait décidé de conserver les deux en les alignant manuellement avec son producteur John Coxon, donnant naissance à un mixage en équilibre précaire entre l’enceinte droite et l’enceinte gauche, privé de centre de gravité mais générant un scintillement hallucinatoire. Quant à savoir s’il est pertinent de toucher à nouveau le sol ou de rester là-haut à se laisser ballotter par les vagues sonores et sentimentales, Pierce donne sa non-réponse sur la version en concert de “Take Your Time” : “You know, I’ve been thinking ’bout not comin’ down“.