Ça commence à devenir une lapalissade mais merde, un autre rap francophone chanté par des meufs existe. La Souterraine investigue l’underground en la matière depuis quelques années avec ses mixtapes rap underground féminin. Du côté du mainstream, Diam’s est restée pendant longtemps la seule incursion d’une femme dans le rap francophone à grande échelle. À partir de là, le seul créneau accessible semblait être le sien, entre kickage hargneux et confessions fébriles.
Et puis Shay est arrivée. En 2011 sur la mixtape Autopsie vol.4 de Booba c’était catastrophique, avec sa voix criarde et ses lyrics réchauffés. En 2016 son premier album Jolie Garce ne tenait pas toutes les promesses des singles envoyés en éclaireurs “PMW” ou “Thibaut Courtois”. D’aucun·es ont blâmé le manque de personnalité du disque qui voulait bouffer à tous les râteliers avec une préférence pour les petites zumbas oubliables. Pour d’autres c’était ces prods synthétiques un peu cheap aux couleurs aussi flashy qu’un top en lycra qui faisaient grincer des dents. Il en reste tout de même, outre les singles précités, une certaine personnalité cohérente avec les interviews données par Shay : je suis venue pour faire du biff et si tu veux marcher/coucher avec moi, débrouille-toi pour ne pas prendre trop de place et pour me faciliter la vie. Un Thelma et Louise en solitaire au son de “Qui Te Suivra” ou “Cabeza”.
Flashforward fin 2018 : c’est le retour triomphant de la rappeuse molenbeekoise avec le single “Jolie” et son couplet fleuve débité d’un ton râpeux et juvénile. Shay a la rage, Shay est drôle et elle imite le pigeon au détour d’une punchline. Cette fois-ci l’album Antidote sera à la hauteur des attentes générées. Ça reste en équilibre sur un mince fil entre du rap dansant et de la pop pour autoradio et le disque est gorgé de hooks (“Amour & Désastres”).
Shay n’est ni une technicienne précise ni une chanteuse très expressive mais son flow un peu mécanique colle à ses thèmes. Elle n’est pas là pour miauler et quand elle le fait le temps d’un titre c’est pour chanter les mots grattés par Damso (“Pleurer”). On a voulu de sa part un ersatz de Nicki Minaj francophone, rappeuse ET sexy (selon des codes classiques), mais je ne suis pas sûr qu’Antidote incarne cela davantage que Jolie Garce. Certes Shay en parle beaucoup en interview et ça fait d’elle un personnage important mais nulle trace de ça sur l’album. Question sex appeal ça reste très chaste puisqu’elle n’a de toute façon pas le temps pour les relations et ça n’est pas forcément une mauvaise chose. Jamais bien menaçante, elle compose avec Le Motif des bangers bubblegum pas très éloignés de ceux de Niska.
Jolie Garce péchait par son aspect passe-partout, ici Shay est la meilleure quand elle incarne son propos. Elle parvient à réitérer l’exploit de “Thibaut Courtois” sur “Notif” en laissant filtrer une vulnérabilité mélodique, qui en réalité manque pas mal au rap francophone qui se gargarise d’une émotion à fleur de peau dès qu’il envoie une bribe de mélancolie entre deux insultes et trois vocalises qui se courent après. Elle rejoue l’attente fébrile dans la communication avec l’être (potentiellement) aimé, mise au goût du jour. Elle est marrante quand elle scande, hilare, “ta salope elle est pas bonne” sur des accents dancehall. Ici et là point une vague misanthropie : les mecs sont des chiens et leurs meufs sont cinglées. Joli bilan pour l’humanité ce mois-ci.
La molenbeekoise incarne bien des choses: la petite caillera qui se perche sur des Buffalo, la girl next door qui parle comme ta pote dans le tram, la rappeuse qui affiche son goût pour la mode weird et consensuelle à la fois. Comment être une pop star avec cette multiplicité de personnae dans les carcans du “rap de filles”? Sommes-nous disposé·es au succès grand public de ce genre de rappeuse dans notre espace médiatique et culturel? Un jour il faudra bien nous interroger sur nos exigences en termes de “sincérité émotionnelle” vis-à-vis des artistes féminines, tandis que leurs homologues masculins doivent composer avec une demande permanente d’authenticité ou de street cred.
Il y a plein de morceaux oubliables sur cet Antidote, on va pas se le cacher. Shay n’hésite pas à chercher à faire des tubes, quitte à formater pour coller aux envies supposées de pop urbaine (“Liquide”, avec Niska justement). Pour autant, il y a chez Shay une croyance en un ailleurs plus grand qu’elle, un rap francophone où personne ne serait surpris de son existence. Une scène où les meufs pourraient exister dans leur diversité au même titre qu’un rap masculin grand public qui s’est émancipé d’une part de ses codes virilistes ces dernières années. La personnalité publique de Shay dénote une certaine posture d’artiste totale (en droite ligne de Grace Jones), une légère étrangeté mise en scène dans des vidéos arty qui, si elles sortent un peu du lot du robinet à clips, sont peut-être un obstacle à sa conquête du monde.
Antidote n’a pas été le carton espéré et aucun de ses singles, même les plus aguicheurs, n’est devenu un véritable tube. Shay semble, quant à elle, condamnée à la marge malgré ses velléités de pop star. Après sa tentative d’évangéliser nos cœurs comme une bonne sœur dans l’Annam, elle s’est tournée vers des collaborations avec le monde de la mode (Riccardo Tisci chez Burberry). Elle est par ailleurs la 1e artiste noire francophone à apparaître en couverture de Vogue Japan (quand on vous parlait d’intersectionnalité). Shay était en mission en 2019, en 2021 Lous and the Yakuza fait une session chez Colors tandis que Lala &ce sort son Everything Tasteful en indépendant avec son propre label et nous voilà dans le futur.