Le nouveau grand disque de 2023 a envoyé en éclaireur un single traitant de l’infertilité masculine. Si Jean-Luc Le Ténia était le mètre-étalon de la variété française (on peut rêver) ce genre d’évènement serait monnaie courante. En 2023 et après un premier EP où il reprenait “L’amour libre” du même Le Ténia, Jean Felzine tient tout seul ce flambeau avec son premier album solo Chord Memory. Et la vérité c’est que je suis toujours content de vivre à une époque où ce monsieur fait (et continue de faire) des disques. Aucun n’est parfait de bout en bout mais l’œuvre dans son ensemble est fascinante.
Pour rappel, ça fait maintenant 15 ans que Jean Felzine sort des disques en groupe avec Mustang, en duo avec Jo Wedin et désormais en solo (après un premier EP en 2019). Alors qu’il essayait de tout caser dans Mustang au départ il fait aujourd’hui le choix de cloisonner davantage les types de chansons selon ses projets. À Jo Wedin et Jean Felzine les refrains généreux et les envolées, à la “carrière” solo la chanson française à tendance synthétique. Avec les moyens du bord et ce Chord Memory enregistré entièrement seul dans son appartement, il repart à l’assaut d’une œuvre qui n’a sans doute pas encore eu le succès qu’elle mérite.
Felzine le dit lui-même, il était presque nécessaire de faire cette chanson (la première ?) sur l’infertilité masculine et être dans les starting-blocks pour un sujet intime voué à occuper une part de la psyché occidentale. “A Blanc” prend de court avec une sincérité surprenante de la part d’un musicien qui a régulièrement mis en avant son souhait d’écrire des chansons à personnages. Tout au long de Chord Memory il organise de nouveaux chocs de la modernité. Comment faire mentir La Féline quand elle affirme que “moderne c’est déjà vieux” ? Felzine cherche de nouvelles manières de faire du neuf avec du vieux, ou plutôt de déceler la modernité dans les formes passées (“Dans la Rue” d’Aristide Bruant). En soi c’est un peu l’inverse de ce qu’ont fait les Daft Punk avec Random Access Memories, un des albums les plus tristes de l’Histoire où ces types qui avaient fait entrevoir le futur à leurs débuts ont finalement décidé de se recroqueviller sur une forme figée d’idéal musical (hi-fi, requins de studio et Nile Rodgers). À cette fétichisation de certaines formes de la pop culture Felzine répond sans condamner avec une miniature pop comme “Doudou” où il se passe tellement de choses en 2 minutes et 39 secondes. Ce faisant il laisse tout le monde loin derrière, tellement loin qu’il donne parfois l’impression d’être roi par défaut puisque sans réel·les concurrent·es (en dehors peut-être de Pascal Bouaziz dans Bruit Noir).
Chord Memory a pour lui le grand mérite de la cohérence là où les disques de Mustang sont souvent partis dans beaucoup de directions. Ici les conditions de production du disque (seul dans un appartement) déterminent la composition et le timbre global (balades élaborées au clavier) pour épouser les thématiques abordées (la trentaine triste et la perplexité face à l’époque). Sur le plan sonore il est en phase avec la boucle temporelle eighties de laquelle nous sommes tous·tes prisonnier·ères où les gros bébés chauves tentent de nous vendre la nostalgie de leur adolescence faisandée. D’ailleurs à bien y réfléchir, Felzine n’est pas exactement dans la nostalgie 80s mais déploie davantage des références, tant dans les textes quand dans les compositions, aux jeux vidéo des années 90 avec une humeur entre compréhension amère et adhésion contrariée. “Fanfiction” assume le grandiose industriel de “Mass Production” (Iggy Pop) pour déployer des ailes majestueuses engluées dans leur temps. Raconter son époque et parler de sa bite, même combat.
En tant que parolier Jean Felzine est en pleine possession de ses pouvoirs dans le registre qui est le sien depuis les débuts de Mustang, un style précis et légèrement désuet. Il y a toujours cette élégance sans être précieux chez un type qui regrette que la chanson française se permette très peu de choses dans ses textes par rapport au rap (à moins de considérer le rap comme la nouvelle chanson française, ce qui me va très bien). Felzine partage avec la country le souci d’écrire des choses de son âge plutôt que de se limiter aux mythologies adolescentes. Sur Memento Mori, le dernier album en date de Mustang, “Perdu mon temps” était la grande chanson du musicien trentenaire à l’heure où les gens autour quittent la musique pour cause d’acouphènes ou d’enfants.
À vouloir faire son disque de balades, Jean Felzine ralentit évidemment les BPM et les mélodies se font parfois moins limpides qu’auparavant. Tant mieux pour la composition et la cohérence mais je dois bien avouer que Mustang me paraît toujours plus excitant, notamment dans les moments où le groupe prend le risque de fracasser les textes travaillés sur des tempos rapides. Ce n’est peut-être pas toujours évident mais ils parviennent à être directs et frontaux et une chanson comme “Les Oiseaux Blessés” me procurera toujours un frisson rarement égalé parmi leurs chansons d’ouverture. Maintenant que les différents registres abordés par Mustang se trouvent développés dans d’autres projets (duo, solo) peut-être que la musique du groupe se concentrera sur les guitares un peu nerveuses. Selon ce qu’on aime chez Mustang on peut se prendre à rêver à de nouvelles chansons vénères et sous-produites comme sur l’EP Karaboudjan. Parce que même si le propos est musicalement plus clair, ça reste un grand jeu d’équilibriste que de vouloir créer une chanson française qui se coltine la noirceur du quotidien sans verser dans la trivialité.
Du renouveau de la pop française dans les années 2010 avec La Femme, Aline, Lescop et d’autres il ne reste plus grand-monde en dehors de Mustang. Qui sait, peut-être que l’opiniâtreté de Jean Felzine finira par payer un peu. On ne va pas se le cacher, un article sur un blog dénommé Pause Pipi ça vaut pas tripette face à une pleine page dans Libération (ce qu’il a eu pour ce disque) mais une fois n’est pas coutume et même si c’est assez pushy, allez acheter cet album ici : https://jeanfelzine.bandcamp.com/album/chord-memory. Et programmez-le en concert, à Bruxelles ou ailleurs.