Grâce soit rendue à Soul Jazz Records de continuer son travail de réédition après toutes ces années. Les labels du genre étaient nombreux au début des années 2000, en témoignent les pages Rééditions de Rock & Folk bien fournies à l’époque (on ne se refait pas), puis tout s’est un peu tassé. Peut-être qu’une bonne part des catalogues avaient été réédités correctement en CD, peut-être que la crise de l’industrie musicale était passée par là, le business des rééditions redevenant ce qu’il avait toujours été : une niche pour nerds. Toujours est-il que Soul Jazz poursuit l’excavation de musiques plus ou moins paumées dans des versions luxueuses qui semblent s’adresser aux seules personnes qui achètent encore des disques, à savoir des gens ayant dépassé la trentaine (pour être gentil) au fort pouvoir d’achat. Pour ses 50 ans, Grounation a droit à une édition en triple vinyle agrémentée d’un magazine de 16 pages, d’impressions d’art works et d’interviews.
Qui dit réédition dit risque de fétichisation d’un patrimoine figé dans la stase et ce d’autant plus lorsque les musiques concernées n’ont pas été produites en Occident, musiques sur lesquelles on verse vite dans des relents d’orientalisme ou à l’inverse dans une quantité de précautions qui ne permettent pas de construire un peu de discours. C’est ici que le travail sérieux de Soul Jazz entre en scène au travers des différentes informations compilées dans le livret de 40 pages qui accompagne la version CD de Grounation, évitant de tomber dans le piège d’une idéalisation de l’authenticité. Même si Count Ossie et son groupe de percussionnistes est une figure fondamentale de la musique jamaïcaine, ce qu’il pratiquait était tout sauf traditionnel, encore moins pur. Rasta dévot installé dans un campement situé dans les Wareika Hills aux environs de Kingston, Count Ossie avait développé un jeu mêlant le Burru d’Afrique de l’ouest et le Kumina ghanéen ayant survécu à l’est de la Jamaïque. À cette hybridation issue des diasporas marquées par l’esclavage et la colonisation s’ajoute la participation du saxophoniste Cedric Brooks et de son groupe The Mystics, eux-mêmes influencés par l’avant-garde de l’époque : John Coltrane, Sun Ra, Archie Shepp, etc. Avec Count Ossie et ses African Drums, ils forment The Mystic Revelation of Rastafari vers 1971 et tournent pendant l’année suivante, jouant notamment lors des cérémonies officielles accueillant des dirigeants du continent africain en Jamaïque.
De manière presque surprenante pour un enregistrement datant de 1973, il n’est pas vraiment question de reggae ici. Alors que le genre s’est développé depuis le milieu des années 60 dans un continuum d’hybridations entre ska, soul, rocksteady, jazz et nyabinghi (entre autres), difficile de retrouver les rythmiques et arrangements auxquels nous sommes habitués dans la musique jouée par The Mystic Revelation of Rastafari, même si cette dernière s’inscrit totalement dans le continuum des musiques jamaïcaines. Héritant davantage de l’intensité de la Pocomania, Grounation ressemble à une forme de jazz spécifiquement jamaïcaine fortement influencée par les idées musicales, religieuses et politiques développées par le jazz d’avant-garde du milieu des années 60. Dans un parallèle peut-être abusif avec la musique jouée par Fela Kuti à la même époque (une proximité rendue d’autant plus prégnante par la présence des cuivres extatiques), l’écoute de chaque morceau de l’album s’apparente à faire irruption dans une chanson ayant commencé bien avant notre naissance et qui aurait vocation à continuer de se jouer longtemps après notre mort. Les titres en binôme comme “Narration” / “Narration Continued” et “Grounation” / “Grounation Continued” vont dans le sens de cette permanence. “Oh Carolina” est ce qui s’approche le plus d’une chanson au sens conventionnel du terme, une chanson d’ailleurs déjà enregistrée par Count Ossie avec les Folkes Brothers en 1958, à la demande du producteur Prince Buster, et une preuve de plus des formes de modernité dans lesquelles s’inscrit Grounation. Prince Buster était à l’époque venu chercher la troupe de percussionnistes rastas pour enregistrer la chanson, d’une part dans une optique musicale pour apporter des sonorités radicalement différentes de ce qui passait à l’époque dans les sound-systems, et d’autre part dans un mouvement culturel visant à fusionner une forme artistique aux origines africaines avec un format de chanson grand public.
Grounation contient donc bien de la musique rasta dont un des plus proches équivalents dans le reggae “classique” serait le “Congoman” de The Congos. Tout ici est psalmodies chantées ou récitées en chœur, qu’il s’agisse de versets bibliques ou de récits afrocentriques partant de la traite négrière pour arriver à l’émancipation promise. Après tout, Count Ossie et ses musiciens furent parmi ceux qui jouèrent pour Haïlé Sélassié, l’empereur éthiopien considéré par les rastas comme le Christ réincarné, lors de sa visite en Jamaïque en 1966. La ferveur millénariste du diptyque “Grounation” / “Grounation Continued” est aussi contagieuse que celle d’une congrégation pentecôtiste de Virginie Occidentale. Elle est tout aussi éloignée de mon expérience du monde d’ailleurs. Si c’est bien la religiosité passionnée de cette musique qui me séduit, c’est également elle qui me laisse irrémédiablement devant la porte. L’œuvre de The Mystic Revelation of Rastafari reste une musique de l’altérité au sein de mon existence et c’est sans doute très bien comme ça. Rien n’empêche d’apprécier Grounation pour ses multiples qualités esthétiques en y intégrant autant que possible la dimension mystique qui en est la colonne vertébrale philosophique. J’imagine qu’on peut être impressionné par une telle foi sans y adhérer, cela dit peut-on y faire ainsi son marché en picorant les éléments qui nous séduisent et en laissant de côté ceux qui nous dérangent ? Ce n’est pas le moindre des paradoxes et une certaine croyance en la capacité surnaturelle de la musique (surtout quand elle est partie intégrante de la pop culture) lui donne le pouvoir de résoudre ces contradictions en tissant des liens entre le gospel et les athées.