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Arrested Development – “Dawn of the Dreads”: L’amour rend libre

Avant toute chose, commençons par rendre hommage au défunt ( ?) webzine Inside Rock et au bien vivant Emmanuel Chirache pour la découverte d’Arrested Development et d’autres perles du rap US ô combien funky. Big up comme on disait jadis.

Si le nom d’Arrested Development n’évoque pour vous rien d’autre qu’une sitcom des années 2000, c’est que le groupe de rap homonyme a mal survécu à ses glorieuses nineties. Formé en 1988 par le rappeur Speech et le DJ Headliner à Atlanta, Arrested Development eut droit à un petit tour de piste au moment de son grandiose premier album 3 Years, 5 Months and 2 Days in the Life Of… : deux Grammy Awards, une requête de Spike Lee en personne pour composer une chanson destinée à son biopic Malcolm X, un passage à l’époque obligé par MTV Unplugged. Le groupe lâcha rapidement l’affaire moins de 10 ans après ses débuts, suite notamment aux mauvaises ventes de Zingalamaduni, un deuxième album plus chill mais toujours aussi bon. Le reste de son histoire sera fait de reformations plus ou moins ponctuelles et d’albums que personne n’écoutera. Pourtant ça valait le coup d’œil et sur la scène du Woodstock ’94, le groupe donne à voir son caractère de communauté hippie afrocentrique rassemblant femmes et hommes, jeunes rappeurs et vieux prêcheurs dans un fonctionnement que Speech dit avoir ramené d’un voyage en Jamaïque.

(Re)plonger dans le premier album d’Arrested Development c’est revenir à une époque où les principes portés par le collectif des Native Tongues étaient encore vivaces. Il s’agissait pour A Tribe Called Quest, De La Soul, Queen Latifah et d’autres, de porter l’héritage de la Zulu Nation d’Afrika Bambaataa, soit une actualisation des mantras hippies à l’heure de la première prise de pouvoir du hip-hop sur la pop culture. “Dawn of the Dreads”, comme l’ensemble du disque, reprend les choses là où les Native Tongues les ont laissées. Une simple lecture du titre, laisse présager un réjouissant mais classique parallèle entre la menace zombie et les paniques morales autour d’un hypothétique insurrection des classes populaires noires américaines, un refrain rasta dread inna Babylon pour faire peur aux Blancs. Mais à partir d’un récit de soirée où le narrateur se sent gauche sur la piste de danse, aux prises avec un sentiment d’inadaptation et la peur du rejet que tout jeune adulte a éprouvé quand il s’agit d’aborder, Speech déploie un syncrétisme où rencontrer l’amour équivaut à une libération collective, et inversement. Une histoire d’amour = un récit de libération = un sens de la communauté. L’amour rend libre.

And as we kiss in the name of rejection

The sky looks at us and warmly smiles

En pleine friction avec l’injonction initiale à faire danser tout le monde (“Yo man, hit me with one of those funky basslines! … One bassline at a time“), la drum machine pilonne un rythme de marche militaire pour un bataillon de Terminators morts-vivants. Zéro swing ici sous le martèlement inhumain de cette armée qu’on aperçoit au loin de la plaine qui illustre l’album, quand le soleil se couche. Sauf que la basse fait ce qu’elle peut pour respecter l’injonction à jouer funky en percutant régulièrement le beat machinique, comme la promesse du triomphe imminent. La mélodie aux accents épiques illumine l’horizon rougeoyant tout au long du périple, sans qu’on sache finalement si les robots zombies amènent l’oppression ou la libération. Le funk de “Dawn of the Dreads” est le même que celui prêché par Bambaataa et rappelle que la déshumanisation prônée par Kraftwerk a constitué un idéal d’évasion aidant à forger de nouvelles réalités extraterrestres. Ces crissements se retrouvent dans la chanson d’Arrested Development entre pulsation de pistons mécaniques et survivance humaine par la danse.

Avec ses notes de pochette qui propose aux auditeur·ice·s de donner aux bonnes causes, Arrested Development ne manque pas de professer de bons sentiments progressistes, du féminisme de “Mama’s Always on Stage” aux enjeux de sans-abrisme de “Mr. Wendael”, ce que notre époque appellerait une bien-pensance de gauche. Arrested Development est le témoin et l’acteur d’une époque où le gangsta rap n’était pas encore hégémonique et où d’autres formes d’émancipation réussissaient à se faire une place dans le rap mainstream. Le groupe met d’ailleurs en scène la confrontation de sa conception afrocentrique héritée d’un pan de l’histoire du Mouvement américain des Droits Civiques avec l’attitude de prédation qui fait autorité dans le gangsta rap où l’homme reste un loup pour l’homme (“People Everyday”). Il ne s’agit pas ici de départager ces visions, juste de pointer l’évidence : l’une des deux approches a gagné aujourd’hui, et depuis longtemps en réalité, même si Arrested Development croit encore en 1992 pouvoir imaginer des convergences (“Give a Man a Fish”).

Alors que le groupe de Speech continue de tourner en 2023, a-t-il laissé quelque chose en héritage ? La positivité n’est plus vraiment à l’ordre du jour puisque, comme tout genre musical parvenu sur le toit du monde, le rap semble depuis quelques années se lover dans son propre mal-être existentiel et Kurt Cobain est redevenu une référence dans la pop. J’ai néanmoins l’impression qu’on peut entendre des échos de la “positivité” d’Arrested Development dans différents recoins du mainstream, comme par exemple la joie débridée qui déborde du Coloring Book de Chance the Rapper. Son enthousiasme devait alors autant à sa situation personnelle de l’époque qu’à sa foi chrétienne, tout comme Speech fait régulièrement référence aux Écritures dans ses lyrics. Avec son mélange de spiritualité extatique et d’engagement social et politique, Chance était d’ailleurs bien seul à l’époque et ça n’a pas l’air d’avoir beaucoup changé.