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Sourdurent – L’herbe de détourne: Le chant et le(s) territoire(s)

Il faut toujours des passeur·se·s, des gens qui donnent quelques clés pour accéder à de nouveaux territoires musicaux. Ici, la moindre des politesses est de rappeler que ma découverte de Sourdure(nt) a eu lieu grâce à la compilation L’Auvergnat Chante Brassens regroupée par la Coopérative de Mai. Sourdure y interprète “Supplique pour être enterré à la plage de Sète” d’un ton tellement étrange (on y reviendra) que c’en est immédiatement frappant. J’en profite pour en placer une pour la version du “Petit Cheval” par Mustang, d’abord parce que Brassens n’a jamais sonné aussi proche de Bob Dylan que sur cette chanson et ensuite parce qu’on ne parle jamais assez de Mustang.

Actif depuis 2015, Sourdure est à l’origine l’œuvre solo d’Ernest Bergez qui travaille un répertoire de musique traditionnelle auvergnate et du Pays d’Oc plus largement, chanté en occitan. Pour éviter la muséification de ce patrimoine, sa musique intègre autant d’éléments électroniques que d’instruments traditionnels (vielle à roue, cabrette) et les compositions originales voisinent les vestiges occitans revivifiés. Renommé Sourdurent à l’occasion de son dernier album L’Herbe de Détourne pour acter l’œuvre collective, le groupe poursuit le chemin folk, soit une musique ancrée dans un territoire et se réclamant de partout à la fois. Name-droppons Élisa Trébouville, Loup Uberto et Jacques Puech, tout ce monde qui chante et tape du pied, passant de violons en banjo et de crépitements électroniques en mandoline. “Franc de Bruch” ouvre L’Herbe de Détourne aussi courageusement que “Wild Rover” inaugurant le Livelong Day de Lankum, dans une approche marche ou crève. Soit tu adhères soit tu décroches. Sans cesse étranges, les mélodies semblent familières et pourtant les notes ne tombent pas souvent où on les attend (“Fuelha de Peira / Peira de Bòst”), déstabilisantes et rassurantes à la fois.

Ce sentiment d’étrangeté, pour un auditoire (de) pop, il est à la fois dans les sonorités particulières soufflées par la cabrette (une cornemuse auvergnate) et dans la langue occitane. D’ailleurs, si elles étaient chantées en français, ces chansons seraient-elles parvenues à m’atteindre ? Ou bien les aurais-je méprisées comme appartenant à un folklore rendu étranger et ridicule à mon oreille par l’emploi de ma propre langue ? Ceci étant dit, L’Herbe de Détourne ne manque pas de points d’accroche avec des chansons où le mélange de tradition orale et de musique de danse engendre des répétitions qui confinent à la transe (“Chamin ne Vòl Pas”). Pour l’anecdote, je n’ai pas réussi à vendre Sourdurent à mes potes et à les convaincre de m’accompagner au concert du groupe à Bruxelles. J’ai tendance à croire que c’est probablement bon signe qu’il y ait quelque chose d’irréductible dans cette musique, comme un petit pas de côté par rapport à la simple marchandisation de la musique (même s’il faut bien croûter dans le monde tel qu’il est).

De là, à part dénommer ça “néo trad” ou “alternative folk” comme autant d’arguments de vente sous forme de hashtags, comment préserver la singularité de cette musique étrangère à la pop en tant de points, tout en l’amenant au plus grand nombre ? Il y a d’abord l’interprétation du répertoire, qui mêle électroniques et instruments classiques pour ne pas tomber dans le stérile militantisme de la préservation. Dans le même mouvement, le répertoire en question est tout sauf fermé sur lui-même puisqu’il accueille, entre traditionnel aveyronnais (“Le Rodet”) et inspiration coranique (“Le Tonnerre / Marche de Palladuc”), les chansons composées par Sourdurent dans un tout unifié par la langue occitane elle-même transnationale puisque parlée en Italie, en France et en Espagne. Garder vivant le spécifique sans fétichisme et sans le dissoudre complètement dans l’universel pop (auquel cas, bienvenue dans la world music), c’est aussi rattacher la musique à ses fonctions sociales. “Petafinats” sonne comme une chanson d’enfance mais c’est aussi un chant de vendanges rythmant cette activité humaine et économique. S’éloignant d’un rapport esthétique trop intellectuel à ces musiques, Sourdurent célèbre leurs pouvoirs magiques et thérapeutiques sur “Chamin ne Vòl Pas” qui, au passage, ferait un très beau thème pour une chorégraphie de danse contemporaine. C’est encore la danse qui fait rayonner “La Dumenchada” et exulter les fifres dans cette chanson à boire qui orchestre son chaos jusqu’à ce que le dernier musicien ivre mort s’effondre.

Dans les grandes batailles entre Beaux-Arts et culture populaire, Sourdurent fait sa part afin de fournir un nouveau répertoire de musiques “traditionnelles” aux fêtes de village de demain. Écouter Sourdurent revêt la même importance que de manger urgemment du couscous, une manière syncrétique de sortir de ses propres territoires tout en conservant un ancrage, histoire de ne pas se retrouver complètement perdu·e. Et si vous ne me croyez pas, (re)lisez les écrits du cuisinier Tommaso Melilli sur le couscous comme “super projet de société“. Cela dit, les implications politiques de ce rapport au patrimoine culturel ne sont pas toujours du côté de l’émancipation et le retour aux sources comporte généralement un élément réactionnaire. L’ambigüité est là quoiqu’il arrive quand il s’agit de se tourner vers un folklore plus ou moins unifié voire essentialisé. L’entre-deux guerres et la Seconde Guerre Mondiale ont vu à la fois les efforts du Chant du Monde (maison d’édition discographique liée au Parti Communiste Français, voir à ce titre le travail de Jonathan Thomas) et ceux du régime de Vichy dans la collecte et la préservation du patrimoine musical régional français ainsi que dans sa réactualisation à l’aune de stratégies politiques divergentes. Sourdurent prend le parti d’une certaine universalité à rebours du repli identitaire en allant chercher dans des répertoires autant aveyronnais qu’afghans et en traduisant en occitan des textes inspirés du Coran. Les dissonances qui traversent L’Herbe de Détourne appartiennent autant au Maghreb qu’au Japon ou à l’Irlande, un peu comme cet édifice impossible qui abrite les protagonistes de Gangs of New York, cette Tour de Babel des miséreux·ses de toutes nationalités qui économisent une vie entière pour quitter les Five Points new-yorkais sans jamais y parvenir.

Lors du passage de Sourdurent au Botanique il y a quelques semaines, le public assis a écouté religieusement, dans un rapport respectueux mais peut-être un peu aride à cette musique. Si sur scène ça tape du pied pendant que personne ne danse au milieu du public, on a loupé quelque chose. Sans doute une fête de village est-elle un meilleur espace et le jour viendra où Sourdurent y sera, dans cette meilleure fête de village du monde, entre le groupe de vos potes et un DJ qui joue “In the Navy”, parce que faut pas déconner quand même.