Tout ce que vous avez lu et entendu à propos de ce disque est vrai. Il est bien trop long (71 minutes, pas de doute c’était bien l’âge d’or du CD), les chansons dépassent toutes allègrement les 5 minutes sans disposer d’une charpente mélodique qui permettrait de supporter cette durée et la production tout en aigus vrille les tympans. Sauf que pour ma part, c’est bien l’album d’Oasis que j’ai écouté et réécoute aujourd’hui avec le plus de plaisir. Il faut dire que la plupart des défauts de Be Here Now sont ceux de l’ensemble de la carrière du groupe : des mélodies piquées dans le grand livre du rock classique tel que défini par la critique dans les années 80, un rythme mid-tempo restant inchangé pendant 25 ans, des solos de guitare ineptes et des paroles qui mélangent le non-sens hilarant, la citation mal dégrossie et les banalités affligeantes.
Pour le reste, Be Here Now n’est pas l’album fossoyeur d’un mouvement Britpop qui n’a de toute façon jamais vraiment existé. Il reste plutôt détesté aujourd’hui encore sans que je comprenne vraiment pourquoi. Concernant l’accusation d’hubris démesuré de la part d’Oasis qui est le plus grand groupe d’Angleterre et d’Europe à l’époque, il n’y a pas de différence notable avec leur attitude initiale quand ils chantaient “Tonight I’m a rock ‘n roll star” en ouverture de leur 1er disque. Be Here Now semble surtout victime de son époque, la 2e moitié des années 90 où les maisons de disques brassent encore beaucoup (trop) d’argent mais commencent à se méfier d’un Internet en développement. Les règles dictées par Creation, le label d’Oasis, vis-à-vis de l’album conditionnent fortement sa réception critique : les journalistes doivent signer un contrat leur interdisant de jouer l’album en présence de quiconque et même de discuter de l’album avec quiconque. En ces temps où la presse musicale anglaise se vend encore bien, le sentiment d’importance des journalistes et leur peur de se trouver en porte-à-faux vis-à-vis du grand public les encouragent à rédiger des critiques dithyrambiques quoiqu’ils en pensent. Le public a l’impression de s’être fait avoir.
Il semble que rien n’ait vraiment changé aujourd’hui, le storytelling autour de Be Here Now reste axé sur les mêmes éléments qu’à sa sortie il y a 25 ans, d’autant que la suite de la carrière d’Oasis donne raison à ses contempteur·trices puisque ce ne fut qu’une lente dégringolade. Sauf qu’encore une fois, j’aime bien ce disque moi. Il y a assurément une part de snobisme là-dedans et ma réception de ce 3e album bien après sa sortie fut colorée par le mépris généralisé qui l’entoure. Ça engendre un plaisir un peu mesquin. Mais si on aime la démesure, Be Here Now répond aux attentes. Les chansons traînent en longueur pour mieux encourager à s’y vautrer avec un plaisir crasse. Le disque en fait des caisses sur tous les plans (paroles, instrumentation, mixage) et on a le droit d’aimer les pièces montées. Il est trop, il est en trop et en cela il est une représentation très fidèle de là où en est Oasis en 1997. Si les gens aimaient leur arrogance, comment pouvaient-ils prétendre être déçus voire lésés lorsque Noel et Liam Gallagher arrivent au sommet du monde et entendent en profiter ? Leur manière de prendre du plaisir est peu ragoûtante mais elle est inchangée, c’est bien de la pure masculinité toxique glorifiée comme un trait essentiel des hommes issus des classes populaires. Vous vous attendiez à quoi ?
Les années passant et le snobisme mal placé se dissipant (j’espère), les chansons de Be Here Now continuent de procurer le plaisir simple des chansons d’Oasis plus consensuelles. “I Hope, I Think, I Know” porte cette énergie teintée de rage dont sont fait les débuts de soirée. Le ton de Liam Gallagher est moins juvénile, la voix est déjà plus éraillée et c’est peut-être là où il est le meilleur. “It’s Getting Better (Man!!)” (avec ces deux points d’exclamation en glorieuse stupidité revendiquée) a l’un des meilleurs refrains de la discographie d’Oasis même s’il se perd dans 3 minutes d’ad libs superfétatoires. En dehors de “Fade In-Out”, Be Here Now n’est pas encore pollué par le mauvais blues rock qui deviendra bientôt une constante chez Oasis. À la place, Noel Gallagher compose ce qu’il considère comme son “Hey Jude” personnel pour ensuite le renier : 9 minutes d'”All Around the World” avec des “na na na” en guise de coda finale parce que pourquoi se priver ? On peut croire à l’optimisme béat de la chanson parce que l’interprétation emporte tout. Il faut bien reconnaître à Liam le talent de chanter avec conviction un tissu de conneries.
La production de l’album met en avant les couches de guitare et fait la part belle aux aigus perçants. La distorsion de “D’You Know What I Mean ?” pousse un barrissement d’éléphant dans un magasin de porcelaine, comme si le disque voulait enterrer la voix de Liam Gallagher sous un déluge de larsen, l’obligeant dès lors à jouer des coudes pour se faire entendre. La petite histoire met en avant les dissensions au sein d’Oasis lors de l’enregistrement de Be Here Now et, si l’on tire un peu, le mix déséquilibré reflète cet état d’esprit confit dans l’aigreur. C’est exactement ce qui décuple le plaisir que je peux prendre à son écoute. Quand les paroles chantent un triomphe, le mixage ne laisse passer que des mauvaises vibrations. L’utilisation des aigus et larsens comme traduction sonore de l’altération cocaïnée des sens, c’est exactement ce que fera Deftones quelques années plus tard sur White Pony. Cette agression grisante raconte ce que personne n’avait envie d’entendre en Angleterre à cette époque du retour des Travaillistes au pouvoir après les années Thatcher : malgré les intentions et accolades, nous ne sommes pas heureux·ses et ça n’ira pas mieux. C’est cet amoncellement de ressentiment que je retrouve à chaque écoute de Be Here Now et les mauvaises intentions peuvent faire de bons disques en y allant à fond, sans retenue, ce qui est le propre de cet album.
Aujourd’hui encore, tout le monde a l’air de vouloir effacer le 3e album d’Oasis: peu de place faite aux chansons de Be Here Now dans les setlists de concert du groupe par la suite et dans les carrières solos de frères Gallagher, aucun titre de cet album dans le premier best-of Stop the Clocks. Contrairement au Second Coming des Stone Roses (un autre disque mancunien décrié pour sa grandiloquence mal placée), Be Here Now n’a pas encore eu droit à sa réhabilitation par une certaine culture pop britannique. Tentons quelque chose ici.