“Les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’histoire.” Certes Booba, certes, mais que se passe-t-il quand personne n’a vaincu ? L’histoire d’un certain rock en France ressemble fort à un chemin de croix pour des gens qui ont charbonné pendant une décennie, tout juste sur l’écume de l’underground, de disques en tournées sans forcément récolter les fruits du travail accompli.
Parmi ces gens, Les Calamités s’en fichent un peu de cette récolte. Odile, Caroline et Isabelle sont des musiciennes accomplies presque dès le départ grâce à leur base classique formée au solfège et au piano, un coup de canif dans le mythe des générations spontanées. Ce qu’elles aiment par-dessus tout c’est harmoniser ensemble, ce qui permet à leurs voix d’illuminer chacune de leurs chansons, qu’elles les aient composées ou reprises. C’est ça le son des Calamités. Même le processus d’écriture est collectif : “l’une de nous arrivait avec une ligne de guitare, on brodait dessus, une autre arrivait avec un bout des paroles, on les complétait“. On parle moins d’art que d’artisanat ici, même si on peut s’écharper sur la distinction entre les deux. Elles cherchent un nom, Antoine Masy-Périer alias Tony Truant les baptise Les Calamités lors d’une fête et co-écrit “Je suis une calamité” qui ouvre la compilation sortie par Born Bad Records en 2022.
Outre son œuvre solo déjà abordée ici, Tony Truant joue de la guitare dans Les Dogs, le groupe le plus connu parmi ceux évoqués dans cet article et qui fait office d’éminence grise du rock rouennais. Leur leader Dominique Laboubée écrit le “tube” des Olivensteins “Fier de ne rien faire” tout en composant ses meilleurs disques à cette période (Too Much Class for the Neighbourhood, Legendary Lovers). Si une part de l’histoire a été écrite par ses protagonistes en temps réel, beaucoup d’éléments émergent bien plus tard grâce au travail d’archivistes effectué par Born Bad Records et Smap Records qui finit par tracer une histoire parallèle du rock en France dans les années 80. Les Nouveaux Riches formés par Éric Tandy après la démise des Olivensteins écrivent par exemple “25 ans”, une chanson écoutable sur la compilation Paink – French Punk Anthems 1977-1982 sortie par Born Bad Records mais la meilleure version est jouée par Les Dogs et accessible via Smap Records sur Rouen Explosion Rock 1980-1990. Dans un cas comme dans l’autre les paroles ont l’air marrantes sans que j’ai jamais réussi à tout piger.
À la même période Les Calamités sortent leur unique album A Bride Abattue repris dans son intégralité par la compilation Born Bad aux côtés de leur single Pas la peine. L’esthétique est rétro avec robes à fleurs, chemisiers à pois et reprise des Who sans passéisme. Le “simple” fait que le groupe soit majoritairement féminin et chante en français injecte une modernité aux textes très éloignés du néo yé-yé, qui sonnent parfois comme des échos de La Femme ou d’Aline. Il y a une légèreté qui efface le travail pour présenter une musique limpide qui paraît sans effort, dans le bon sens de l’expression. Le galop d’essai menant à l’album est par ailleurs la présence de “Je suis une calamité” sur la compilation Snapshot(s) en compagnie d’autres groupes du moment qui surfent également sur l’écume de l’underground auparavant mentionnée, dont Les Rythmeurs menés par d’ex-Olivensteins eux-mêmes cités en référence par Les Calamités. Tout ça pour dire que l’idée de scène n’est pas qu’une reconstitution après la bataille.
Jusqu’à la réédition compilée par Born Bad Records en 2011 Les Olivensteins n’ont pourtant sorti qu’un 45 tours en 1979 où Gilles Tandy fait son imitation francophone de Johnny Rotten tandis que Vincent Denis sort des arpèges de Rickenbacker à la fois angéliques et ultra nerveux. A l’image des Calamités, ils sont surtout là pour se marrer. Plus rêches qu’elles, ils se moquent de tout et de tout le monde, en particulier du punk, avec les textes d’Éric Tandy. Ce dernier, lorsqu’il raconte l’histoire du groupe, insiste sur le rôle joué par les boutiques de disques Mélodies Massacre et Crazy Little Thing où les Rouennais·es peuvent se réunir pour découvrir la musique qui leur parle et se regrouper par affinité presqu’identitaire. Lionel Herrmani tient Mélodies Massacre et campe une figure qui ne cesse de ressurgir, celle du gérant de magasin de disques qui œuvre à l’émergence d’une musique sans demander son reste en important des disques anglo-saxons, à la manière de la contribution au rap parisien de Dan avec sa boutique Ticaret.
Tout va très vite et quand le single “Vélomoteur” sort en 1987 les choses ne sont plus les mêmes. Les Calamités ne sont plus que deux depuis que Caroline est partie en Angleterre et même si le single est un succès produit par Daniel Chenevez de Niagara il y a un vrai manque. Les Calamités composaient ensemble puis sont reparties à leurs études qu’elles n’ont jamais quittées durant la vie du groupe, encore un pied-de-nez à la rance mystique du rock, vivre vite sans mourir jeune parce que les beaux cadavres ça n’existe pas. L’histoire parallèle du rock français ressemble à une épopée collective qui, comme tout récit, ne vaut que parce qu’elle est racontée. Certain·es étaient là à l’époque, d’autres ont pris le train en marche en tant qu’auditeur·ices ou activistes ravivant les mémoires pour imaginer les lendemains. Alors comment fait-on pour mener des chevauchées collectives maintenant que plus personne ne vend de disques ? Demande à la 75e Session.