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Les films-méditations: Et la télé me regardait

Souvent j’aimerais retrouver un bon sommeil et pas ces nuits courtes, hachées menues et crispées. On ne va pas se le cacher, la destruction du repos est intimement liée aux problématiques de boulot qui colonisent un tel espace mental qu’il devient presque impossible de brancher mon cerveau sur autre chose une fois la journée terminée. Puisqu’on ne peut pas changer les structures (en tout cas pas tout·e seul·e) il faut bien trouver des palliatifs individuels dont la méditation peut faire partie, histoire d’amener sa tête dans d’autres endroits que le lieu de travail. Plusieurs adjuvants existent pour y parvenir et certains films me paraissent jouer ce rôle.

Difficile de définir ou circonscrire ce que seraient ces films-méditations donc partons des intuition et prenons par exemple la série Twin Peaks de David Lynch. Si le point de départ mélange les genres télévisuels alors dominants (enquête policière et soap opera lycéen), l’intrigue bifurque rapidement vers un récit de contre-initiation, comme le formule l’essayiste Pacôme Thiellement, où le héros Dale Cooper se transforme en son contraire maléfique. À l’inverse du cinéma de Lynch post-Twin Peaks, la série prend le temps de poser des jalons que le public peut comprendre avant de plonger dans le dédale d’énigmes et de symboles, à la manière d’une méditation qui nécessite un point de départ et d’ancrage, par exemple porter son attention sur un certain objet, sa respiration, etc. Que serait la 2e partie de 2001, A Space Odyssey sans les séquences précédentes qui ont instauré un rythme levant progressivement les attentes des spectateur·trices afin de les amener vers autre chose ? Les méthodes d’enquête de Dale Cooper incitent d’ailleurs ses interlocuteurs à renoncer eux aussi à certaines formes de maîtrise de leur environnement. Il s’agirait de se foutre un peu la paix du côté de la compréhension rationnelle pour embrasser d’autres formes d’appréhension du monde.

Ces films-méditations sont peut-être une manière de résoudre l’injonction contradictoire “Détend-toi“. Ne seraient-ils donc “que” des films de foncedés? Je n’ai absolument rien contre les stoner movies mais j’aurais bien du mal à ranger Human Traffic ou Quatre Garçons Plein d’Avenir (oui oui) au rayon de la méditation. Question de rythme sans doute. Sur ce point, le film-méditation renonce un peu à l’impératif d’efficacité et déroule souvent une absence de but dans les pérégrination de ses personnages. Je pense alors à William Blake qui ne trouvera pas grand-chose au bout du chemin du Dead Man de Jim Jarmusch en dehors sa propre mort annoncée dès le début du film tandis que les zébrures de guitare de Neil Young répètent inlassablement des variations sur un motif unique tout au long du métrage. Le cinéma de La Nouvelle Vague avait déjà mis à mal cet impératif d’efficacité du récit et l’intrigue s’y amincissait jusqu’à donner la place centrale aux digressions. Pierrot Le Fou de Jean-Luc Godard amène ainsi un calme et une concentration à qui voudra bien dépasser la frustration d’une histoire qui s’évapore (tout en contenant de quoi être interdit aux moins de 18 ans pour “anarchie morale et intellectuelle” à sa sortie en 1965).

Il y a quelque chose de presque contradictoire à se référer aux films pour parler de méditation puisque cette pratique mentale enjoint généralement à se passer de la vue pour se concentrer sur d’autres sens et sensations. C’est donc peut-être la part (subjective?) d’étrangeté résiduelle de ces films et séries qui en fait des exercices de méditation. Il s’agirait de les revoir encore et encore comme une pratique de yogi. L’un des points de départ de cet article est d’ailleurs le témoignage d’une spectatrice cité dans un article de Michael Atlan à propos de Southland Tales de Richard Kelly : “J’ai arrêté de compter mais je dois être autour de 45 revisionnages. […] Pour moi, ce film est à la limite d’une méditation“. Comme les autres objets filmiques recensés ici, Southland Tales paraît demander à être revu un nombre incalculable de fois et à suspendre notre envie de compréhension intellectuelle (et les exigences qui vont avec) pour nous laisser porter par le chaos mis en scène par Richard Kelly. Cette part irréductible de bizarrerie nous conduit à accepter un flottement de notre compréhension raisonnable le temps d’un film pour accéder à une forme de relaxation, de paix voire une modification des états de conscience (sans drogue encore une fois).

On voit ici la limite de la démonstration : le visionnage d’un film qui conduit à une forme de vacuité joue un jeu dangereux et peut vite s’éclater sur les récifs du foutage de gueule arty. Là encore, j’imagine qu’une bonne part de subjectivité s’exprimera dans la tolérance de chacun·e vis-à-vis de l’absence apparente de but comme dans le Song To Song de Terrence Malick (soit comment enfiler les clichés comme des perles sur des images à peine digne d’étudiant·es en cinéma qui découvrent le cool) ou la filmographie post-Drive de Nicolas Winding Refn. Il se pourrait bien qu’on puisse ranger dans cette vague catégorie “films-méditations” tous les films de petits malins qui, sous couvert d’expérimentations périmées, nous font passer des vessies pour des lanternes. Cependant si je reviens à cette sacro-sainte subjectivité, tout film pourrait remplir cet office du moment que quelqu’un voudra bien lui donner ce rôle. Étant donné que nous sommes bien loin de pouvoir, avec nos petits bras individuels, modifier les structures et superstructures nous pouvons encore créer des temps hors des impératifs productivistes. Alors pendant quelques heures on pourrait lâcher du lest sur le plan de l’efficacité, du raisonnement pour imaginer tout autre chose.